Rien de nouveau sous le soleil noir du capitalisme. Appauvrir les pauvres, c’est payant.
Une forme de revenu garanti (de base, dans les termes de 2024) existait déjà à l’aube du capitalisme, nous rappelle Rutger Bregman dans Utopies réalistes (Seuil, 2017).

De fait, il fonctionnait en 1795 à Speenhamland…

« Ces lois sur les pauvres, introduites à partir de la fin du XVIIIᵉ siècle [en Grande-Bretagne] devaient assurer à tout habitant d’une commune rurale un minimum de subsistance indexé sur le prix du pain. […] Tout comme aujourd’hui [1988], certaines formes de minimum social imaginé par les néolibéraux, la décision de Speenhamland accompagnait la suppression des protections sociales dont avaient bénéficié jusque-là les travailleurs sans terre dans les communes rurales. » (ibid, p. 325)

Les lois sur les pauvres sont contemporaines du mouvement des enclosures. Privatisation et clôtures des anciens communs par les « propriétaires » féodaux. L’élevage des moutons (laine) était devenu un commerce fort rentable. Et Thomas More, dans L’utopie (1516) pouvait écrire : « Les moutons mangent les hommes ». (Cf. feuilleton n°7).

Privés de moyens de subsistance, expropriés de leurs terres, les paysans déracinés n’avaient d’autres ressources que de rejoindre les villes pour se prolétariser, ou s’embrigader dans « l’armée industrielle de réserve ».

Quelques années plus tard, dans la première édition du Capital (1867), Karl Marx condamnait le système de Speenhamland, car il jugeait le montant des secours trop faible et permettait aux employeurs de verser de très insuffisants salaires, compléments de l’aide communale. De façon générale, Karl Marx n’aimait pas les demi-mesures, c’est bien connu…Cet argument est communément repris par la gauche syndicale et une partie des marxistes contemporains, certains développant leurs arguments au sein d’Attac.

Nombre d’auteurs libéraux, font également référence à l’échec de Speenhamland pour refuser, réfuter le revenu de base.

Il est vrai que si l’on se réfère au rapport de la commission royale de 1832, « Speehamland avait été un désastre ». Pour ce qui concerne Speehamland, en négatif, puis positif (Utopies réalistes de Rutger Bregman, éd. du Seuil, 2017, p. 88 à 90).

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car, Rugter Bregman est revenu sur le bilan truqué :

« Dans les années 1960 et 1970, des historiens s’intéressèrent à nouveau au rapport de la Commission royale sur Speenhamland et découvrirent qu’une bonne partie du texte avait été écrit avant le recueil des données. Seuls 10 % des questionnaires distribués avaient été remplis. De plus, les questions étaient orientées et les choix de réponses fixés par avance. Tous les éléments provenaient principalement de l’élite locale, et notamment du clergé, dont la vision générale était que les pauvres ne cessaient de devenir plus vicieux et plus oisifs. Confirmation de « l’analyse » du vicaires Joseph Townsend de 1756 : « seule la faim peut aiguillonner les pauvres et les stimuler au travail, cependant nos lois décrètent qu’ils n’auront jamais faim… »

Au jour d’aujourd’hui l’incessante réduction des maigres allocations chômage ont le même objectif : faire travailler à tout prix. Townsend serait en les années 2000 un libéral fervent, macronien militant.

Rutger Bregman de continuer pour faire valoir une tout autre évaluation…

« Des recherches plus récentes ont révélé que le système de Speehamland avait été en réalité une réussite. »[…].

Les craintes de Malthus, comme celle de Ricardo étaient défaillantes […]. Partout dans le monde, dès que la pauvreté diminue, la mortalité infantile lui emboîte le pas et la croissance démographique ralentit. »

Pour actualiser son point de vue, Bregman de continuer :

« Tout comme en 1834, bon nombre de politiciens, en 1930 et en 2010, attribuèrent les conséquences de cette politique macroéconomique (pauvreté, chômage, etc.) à la prétendue paresse des travailleurs et à un État-providence trop généreux. »

Rien de nouveau sous le soleil noir du capitalisme (Anselm Jappe), les récentes amputations (2024) du montant et de la durée des maigres allocations consenties aux chômeurs a pour objectif de les inciter à traverser la rue en les affamant un peu.

Appauvrir les pauvres, c’est payant

Ajoutons que dans les années 2020, d’aucuns en appellent au ruissellement pour tempérer la pauvreté. Trop de générosité installe les nécessiteux dans la paresse et le « confort » de l’assistance. Trop de prélèvements d’impôts sur les profits, de charges sociales pénalisantes démotivent les entrepreneurs investisseurs. Une seule solution pour efficacement faire tourner l’économie : appauvrir un peu plus les pauvres et enrichir davantage les hyper-riches.

Les opposants contemporains au revenu de base, reprennent quasiment mot pour mot la rhétorique disciplinaire du 19ᵉ siècle.

L’absolue paupérisation des paysans de Speenhamland affamés dans les campagnes émigrèrent vers les villes pour s’employer dans les manufactures pour y accomplir des travaux épuisants durant 15h ou 18h par jour et pour un salaire permettant tout juste de survivre. Les enfants à partir de 10 et 12 ans étaient par nécessité embrigadés dans les bagnes productifs. Pour qui veut les visiter, une abondante littérature est accessible (lire en français ou en anglais Temps difficiles de Charles Dickens, publié en1854 : une façon efficace de sentir la condition prolétarienne de l’époque).

Revenu de base, le refus et ses motivations

Dans Retrotopia, Zygmunt Bauman (1925 – 2017) examine longuement la question du revenu de base (version contemporaine du revenu communal de Speehamland), essaie de comprendre la logique d’argumentation des opposants au revenu de base. En résumé incomplet.

Bauman de continuer : « Le théoricien se doit de répondre, entre autres, à la question suivante : pourquoi donc tant de gens s’opposent à ma théorie ? C’est là une question sérieuse – peut-être la plus sérieuse de toutes – qui exige de se voir apporter une réponse. »

Bauman fait ici référence à Philippe Van Parijs, l’un des principaux promoteurs de revenu de base. Parmi les nombreuses publications de Van Parijs co-écrites avec Yannick Vanderborght, une somme : Basic income. À radical proposal for a Free Society and a Sane Economy, Havard university press. London, 2017).

« La première réponse généralement donnée à cette question est la suivante : ce serait la peur causée par une anticipation de la liberté à venir qui viendrait entraver la mise en œuvre d’un tel projet. »

Peur de la liberté ? Il est vrai que dans un monde où seraient élargis les espaces de libertés, le mode d’emploi (de la vie sans emploi…ou presque), ne serait plus hétéro déterminé (dans le langage d’André Gorz), mais le nouvel usage du temps serait de la responsabilité de toutes et de chacun. Cette liberté sans bornes à priori, peut, il est vrai, être source de quelques angoisses.

En d’autres termes par Bauman : « Qui pourrait légitimement craindre une telle liberté ? Pour quelles raisons ? Et que pourrait-il craindre exactement ? »

Les employeurs en première position de la liste de ceux qui pourraient craindre la mise en œuvre d’un tel projet, et ce, pour deux raisons : tout d’abord, ils craindraient que « leur contrôle sur les travailleurs en soit affaibli, ceux-ci disposant dès lors de la possibilité de démissionner sans courir trop de risques à la clef, enfin, ils craindraient qu’un tel projet entraîne un taux d’imposition élevé et un tassement de l’échelle du revenu net. »
Ces peurs, et d’autres apparues dans divers milieux doivent être prises au sérieux.

Sur le versant positif — pour les salariés : « l’élimination des postes particulièrement détestables ».

Qui regrettera la disparition de boulots carrément dégueus ?! Pour cette raison supplémentaire : le revenu universel (de base) doit être en son principe même continué à être défendu car « la vitalité de ce projet de revenu universel peut-être représentée comme l’un des ingrédients essentiels d’une « utopie réaliste ».

Les bonnes intentions sont-elles économiquement soutenables ? Ce revenu de base coûterait « un pognon dingue » !

Dans le prochain épisode, le n°9, nous ferons les comptes avec des auteurs du MFRB et quelques autres.