Faire le ménage, s’occuper des enfants, faire les courses… Les femmes, qu’elles travaillent ou non, effectuent deux fois plus de tâches ménagères et occupent quatre fois plus de leur temps au soin des enfants que les hommes. Cette forme de travail, mal répartie, dévalorisée et invisible, constitue une charge physique et mentale qu’il convient de questionner.

Deuxième article de notre série (lire le premier et le troisième)

« Nous sommes les prolétaires des prolétaires » disait Flora Tristan, éminente féministe du 19ème siècle. De fait, si les conditions des travailleurs peuvent être pénibles, elles le sont d’autant plus pour les travailleuses, qui prolongent encore aujourd’hui leur journée de travail professionnel par une « deuxième journée de travail » dans la réalisation des tâches domestiques (ménage, cuisine, rangement) et de « care non rémunéré » (garde d’enfants et soin des parents âgés ou malades).

Le revenu de base, pour visibiliser l’invisible

S’il est d’un montant suffisant pour vivre, le revenu universel peut constituer un élément de négociation et d’équilibrage du rapport de force, dans l’entreprise, dans le couple, dans la famille et dans la société plus généralement. Sa plus grande force est de fait la possibilité qu’il offre de se défaire de toute forme de dépendance économique – patronale ou conjugale notamment – poussée à l’extrême. Une priorité déjà défendue en 1929 par l’écrivaine britannique Virginia Woolf dans Une Chambre à soi. Pour elle, une femme ne peut être heureuse sans la liberté d’avoir une chambre à soi, c’est-à-dire un espace qui lui soit propre, mais, également, sans avoir la garantie d’un revenu qui lui permette d’être indépendante économiquement.

Aujourd’hui en France, le revenu universel pourrait apporter aux femmes une plus grande stabilité financière, une meilleure prédictibilité et une réelle indépendance en dissociant les revenus des prestations sociales et en étant versé aux individus plutôt qu’aux ménages (comme c’est le cas par exemple du RSA). Le caractère individuel du revenu de base est fondamental. Dans une société où une femme meurt tous les trois jours des coups de son conjoint, l’indépendance économique est de fait un enjeu crucial de liberté réelle pour les femmes.

Le revenu de base renverra-t-il les femmes au foyer ?

Malgré tout, le revenu de base est loin de faire l’unanimité parmi les féministes. L’un des principaux sujets de clivage est l’argument du retour des femmes au foyer, un risque inacceptable pour celles qui se sont battues afin de permettre aux femmes de s’intégrer dans le marché de l’emploi.

Les sociologues Anne Eydoux et Rachel Silvera s’étaient opposées à cette mesure dans un article titré « De l’allocation universelle au salaire maternel il n’y a qu’un pas… à ne pas franchir ! ». Au regard de cette mise en lien avec une mesure portée par l’extrême-droite, le revenu de base peut effectivement sembler une idée dangereuse pour les droits des femmes. Toutefois, les arguments émis dans ce texte, craignant fondamentalement le « renvoi » des femmes au foyer sont discutables.

Certes, il est tout-à-fait possible que nombre de femmes décident de quitter leur emploi car n’ayant plus de contrainte économique les obligeant à travailler, une majorité d’entre elles occupant les emplois les plus précaires. Mais le problème sous-jacent dépasse l’argument économique et laisse entendre que la liberté des femmes ne tient qu’à leur intégration dans le marché de l’emploi. Il sous-entend aussi qu’une femme n’aurait qu’un panel de choix très limité entre le salariat et la vie de foyer.

La question est alors : est-ce réellement un problème que les femmes décident de consacrer davantage de temps à leur vie familiale, s’il s’agit d’une décision personnelle et voulue ?
La vie – et la liberté de choix – des femmes a toujours été un sujet de débat public, laissant rarement l’espace aux premières concernées pour s’exprimer sur ce qui leur conviendrait le mieux. La volonté de travailler moins pour passer davantage de temps avec ses proches intéresse d’ailleurs aujourd’hui tout autant les femmes que les hommes.

En outre, force est de constater que ce phénomène de retour des femmes au foyer existe déjà. Dans les villes à forte densité, par exemple en périphérie de Paris, les places en crèche se font rares, et de nombreuses familles doivent recourir à des assistantes maternelles faute de places suffisantes. Leur coût est néanmoins très élevé malgré certaines aides sociales, à tel point que de nombreuses femmes, ayant souvent le plus bas revenu dans le couple, se voient dans l’obligation de quitter leur emploi pour leur enfant. Ce retour au foyer pour des raisons économiques, donc subi, les exclut de facto du marché de l’emploi et isole d’autant plus ces femmes qui sont dans une situation déjà précaire.

Cette contrainte, bien réelle, oblige ces femmes à sacrifier dans bien des cas leur vie professionnelle. Or, même s’il n’est qu’une réponse partielle dans un contexte qui nécessite avant tout une amélioration des services publics de la petite enfance, le revenu universel peut être un moyen d’éviter ce choix cornélien, entre vie professionnelle et vie familiale.

Rendre visible pour rendre justice

Un revenu universel peut également constituer une reconnaissance économique et sociale à ce travail invisible effectué par les femmes dans l’ombre de la vie du foyer. L’idée sous-jacente de cette rémunération symbolique vise, non pas à marchandiser le travail domestique, mais à le monétariser, c’est-à-dire à quantifier sa valeur. En réalité, la quasi inexistence de données ou d’études portant sur cette forme de travail est révélatrice du peu d’intérêt porté à cette question.

D’après la sociologue Dominique Méda, il avait été débattu de l’intégration ou non du travail domestique dans l’intégration du PIB, lors de la création de cet indicateur dans les années 1920. La commission Stiglitz, en charge du dossier, avait finalement conclu en 2008 qu’il valait mieux ne pas l’intégrer, car il s’agissait d’une « production trop volumineuse pour être intégrée au PIB, et inessentielle. » [1] Or, s’il avait été intégré, le travail domestique représenterait environ 25 à 38% du PIB en France, soit entre 110 et 201% du temps de travail rémunéré global, selon les conventions de monétarisation.

Le revenu de base, par sa distribution universelle, pourrait constituer une forme de reconnaissance de ce travail. Cette idée se reflète en outre dans la revendication du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), qui réclamait dans les années 1970 l’octroi d’un « salaire au travail ménager ». Il s’agissait toutefois moins d’une proposition de mise en œuvre concrète que d’une manière d’interpeller sur le travail invisible, gratuit et non reconnu effectué par les femmes au sein du foyer. Une action symbolique visant à faire prendre conscience de son importance.


Bettye Lane, Marche pour la journée internationale des droits des femmes, 1977, Institut Radcliffe

Le revenu de base est une réponse partielle aux inégalités, car il peut permettre une liberté réelle, à la fois dans l’entreprise et au sein du couple. Mais il a, sur cette problématique, avant tout un rôle d’interpellation sur la distribution des rôles. Il offre la possibilité de repenser à la fois le travail et la vie de foyer, et pourquoi pas d’envisager un nouveau modèle qui puisse convenir autant aux hommes qu’aux femmes.

Si le revenu universel n’est pas la réponse à tout et sera insuffisant pour mettre fin aux inégalités de sexes, il peut néanmoins s’inscrire dans une série de mesures permettant davantage d’égalité à tous les niveaux. Par exemple par des modes de garde adaptés, par l’allongement du congé paternité, par une budgétisation genrée des dépenses publiques ou encore par une législation contraignante pour lutter contre les inégalités salariales ou les violences faites aux femmes, en sanctionnant efficacement ces comportements. Cela permettrait alors aux femmes de se réapproprier l’espace public, mais aussi aux hommes de se réapproprier la sphère privée.

En résumé, pour aboutir à un changement efficace, il est important d’agir à la fois sur les constructions sociales, sur les politiques et sur le plan légal, afin que toutes et tous puissent finalement être en mesure de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. Le revenu de base peut être un levier, même s’il doit s’inscrire dans un projet de société plus large.


[1] « Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social », 2008