Depuis plus d’un an de tensions sociales cristallisées par le mouvement des gilets jaunes, la mobilisation a pris un nouveau tournant le 5 décembre 2019, face au projet de réforme des retraites du gouvernement. Parce qu’il est important de défendre les conquêtes sociales sans oublier de garder un cap vers des horizons souhaitables, le revenu de base peut être un bon outil d’analyse.

Inspirée du rapport Delevoye, cette réforme vise à remplacer l’actuel système de retraites à la faveur d’une répartition par points, prévoyant de calculer le montant des pensions, non plus sur les 25 meilleures années d’une carrière professionnelle, mais sur l’ensemble de la carrière. Il s’agira donc de prendre aussi en compte les années les plus précaires, les périodes de chômage ou encore les congés maternité et paternité. En l’état actuel de l’avant-projet de loi (notamment d’après la valeur du point et ce qu’il adviendra de l’âge pivot, entre autres critères), il est fort probable que l’on aboutisse à un abaissement global du montant des pensions et à la nécessité de travailler plus longtemps pour espérer toucher une retraite décente. Pour éviter cette logique, plusieurs personnes se tourneront probablement vers les complémentaires privées et gestionnaires d’actifs, grands gagnants de la réforme[1].

Il s’agit d’une atteinte en règle à la solidarité intergénérationnelle et à notre système de protection sociale, dans une logique toujours plus individualiste. Une façon de délester la société et l’Etat de leurs responsabilités sociales dans la plus grande tradition néolibérale, pour charger directement les individus lesquels se trouvent de plus en plus seuls face aux aléas de la vie et de la conjoncture économique. Le tout, dans un contexte de violences policières indéniables[2].

Construire ou déconstruire la protection sociale du XXIème siècle ?

Beaucoup d’encre a coulé pour décrire les risques de cette réforme[3]. Sans vouloir redire ce qui a déjà été dit sur ce sujet, je souhaite apporter une analyse sous le prisme des réflexions liées au revenu de base, car de nombreux points m’interpellent (et c’est un euphémisme) dans les débats actuels, tant sur la forme que sur le fond.

Lors de la conférence de présentation de la réforme des retraites, le Premier ministre Edouard Philippe a annoncé, le 11 décembre 2019 : « Nous devons construire la protection sociale du XXIe siècle »[4]. Cette déclaration sonne creux lorsque l’on voit la destruction en règle des conquêtes sociales non seulement dans le contexte de cette réforme des retraites, mais également par la dernière réforme de l’assurance chômage (par décret, donc sans passer par le Parlement), la baisse des APL, la réforme de l’ISF. Sans parler du projet de « revenu universel d’activité », en cours d’élaboration. Elle sonne d’autant plus creux que les partisan·ne·s du revenu de base défendent depuis longtemps l’idée du revenu de base comme un outil (parmi d’autres) pour construire – et renforcer – la protection sociale du XXIème siècle. Un outil qui se trouve à l’opposé des réformes actuelles.

Mais il s’agit certainement d’une malheureuse coïncidence. D’autant plus malheureuse que cette impression de réappropriation lexicale nous avait aussi frappé en 2017, lors de l’annonce d’Emmanuel Macron de son plan de lutte contre la pauvreté, qui intègrerait un projet de « revenu universel … d’activité » (RUA). Un projet en cours d’élaboration, qui n’a jusqu’à présent d’universel que le nom, puisqu’il prévoit avant tout de renforcer le conditionnement aux aides sociales – qui, insistons sur ce point, sont encore loin d’être inconditionnelles – à la recherche d’emploi, dans une logique, une nouvelle fois, de contrôle et de sanction des personnes au chômage[5]. Au passage, il est envisagé d’intégrer dans ce dispositif certaines allocations qui ne sont absolument pas liées à une logique de réinsertion dans l’emploi, telles que l’Allocation Adultes Handicapés ou les APL.

L’universalité vidée de son sens … au profit d’un universalisme dangereux

Le gouvernement insiste sur une volonté de mettre en place un système « universel » des retraites, pour mettre fin aux « privilèges » de certaines professions, à beaucoup d’exceptions près[6]. Cette universalité à plusieurs vitesses laisse pour le moins perplexe quant au sens des mots. Or, c’est une notion qui a historiquement connu de nombreuses controverses.

A titre d’illustration, le féminisme dit universaliste a souvent été accusé d’adopter une vision lissée de la cause des femmes[7], laissant entendre que toutes les femmes auraient les mêmes revendications globales, oubliant parfois que certaines d’entre elles subissent des formes d’oppression cumulatives, comme le racisme ou les discriminations de classes sociales. Ce déni d’individualité au nom de l’universalisme peut s’avérer dangereux en matière de cohésion sociale et de compréhension mutuelle.

Le revenu universel ne s’inscrit pas dans cette logique. Il vise à s’assurer que personne ne soit laissé sur le bas-côté, sans nier les individualités plurielles. C’est la raison pour laquelle il est important de concilier dans son application, une égalité du revenu, qui puisse constituer un socle sous lequel personne ne pourrait tomber, mais également une équité par l’impôt, pour s’assurer que chacun·e contribue à son financement selon ses moyens.

L’argument du manque de moyens

L’argent manque, il faudra donc faire des sacrifices. Ça a été dit et redit dans le contexte de la réforme : l’équilibre financier devra primer sur le niveau de vie. Pour autant, si sacrifice il doit y avoir, ce sera du côté des classes moyennes et populaires qu’il devra se faire, celles qui dépendront de leur retraite pour pouvoir vivre dignement.

Tout comme le revenu de base est souvent balayé du revers de la main par certains détracteurs sous prétexte qu’il serait infinançable, il conviendrait toutefois de poser la question de la répartition des richesses. Car, si les caisses de l’Etat sont prétendument vides, il a déjà été formellement exclu d’augmenter les cotisations patronales. N’imaginons même pas rétablir l’ISF, mettre en place une véritable taxe sur les transactions financières ou une politique de lutte contre l’évasion fiscale.

Le pacte social, qui constitue pourtant l’essence même de notre démocratie est aujourd’hui ébranlé. L’historien E.P Thompson avait décrit ce phénomène d’après le concept de “l’économie morale” : si les citoyen·ne·s acceptent d’être gouverné·e·s, c’est en échange d’une protection de leurs droits, en particulier du droit à une vie digne. Car l’économie réelle doit aussi prendre en compte des principes moraux : qu’y a‑t-il de plus important pour un Etat que de s’assurer que ses citoyen·ne·s bénéficient des conditions nécessaires pour vivre décemment ? Qu’ils et elles puissent se loger, se nourrir, s’éduquer, se soigner ? Loin d’être un vœu pieux et naïf, ce sont pourtant les premières questions qu’il conviendrait de se poser. Il est temps de revenir aux besoins primordiaux.

La pénibilité au travail mise en lumière

« Un homme que la faim oblige de vendre son travail et, avec son travail, sa personne au plus bas prix possible au capitaliste qui daigne l’exploiter, un homme que sa propre brutalité et son ignorance livrent à la merci de ses savants exploiteurs sera nécessairement et toujours esclave » (Mikhaïl Bakounine, 1871)

Les débats sur les retraites auront au moins eu l’avantage de rappeler les trop nombreuses situations de pénibilité et de souffrance au travail. Des aides-soignant·e·s aux enseignant·e·s, des agent·e·s de nettoyage, des étudiant·e·s, des avocat·e·s, des éboueurs·ses, des livreurs·ses, des artistes… les témoignages fusent sur les réseaux.

L’épuisement professionnel, les burnouts, la perte de sens au travail et les trop faibles rémunérations, sont des réalités qui ne doivent pas être minimisées aujourd’hui, car elles touchent à tous les secteurs professionnels[8]. Les femmes constituent par ailleurs la plus grande part des emplois précaires (temps-partiels subis, contrats courts, sans parler des inégalités de salaires). Les débats sur les retraites ont remis au goût du jour l’expression « perdre sa vie à la gagner ». Le sentiment d’exploitation et de manque d’alternatives possibles à un emploi renforcent les relations de subordination employeur-employé, les effets de domination, dans un rapport de force inégal. La souffrance au travail est un problème social majeur qui doit être pris à bras le corps. A contrario, le secrétaire d’État en charge du dossier des retraites, Laurent Pietraszewski, a déjà supprimé quatre critères de pénibilité[9] prétextant favoriser les reconversions professionnelles : « Moi je préfère qu’on regarde comment aider une personne à faire autre chose plutôt que de la laisser dans un métier pénible ». Supprimons donc les postes d’urgentistes et d’éboueurs !

Travailler vieux et/ou vivre dans la précarité ?

Si l’on veut pouvoir mériter sa retraite, il va falloir travailler. Beaucoup. Peu importent les conditions d’emploi, les coups durs rencontrés en chemin. C’est ce qui est dit en filigrane par les membres du gouvernement. N’oublions pas qu’il suffit de traverser la rue. Car il n’y a rien de pire que le « fléau de l’assistanat ».

Pourtant, 5,6 millions de personnes sont actuellement au chômage total ou partiel, tandis qu’il n’existe que 524 000 offres d’emplois à pourvoir[10]. Il serait donc non seulement possible de travailler moins pour mieux répartir les emplois disponibles, mais surtout, pourquoi ne pas permettre un départ à la retraite plus tôt pour faciliter l’intégration professionnelle des plus jeunes ? Cette solidarité générationnelle est d’autant plus en jeu que même la Cour des Comptes a alerté sur le chômage croissant des seniors, pointant un « risque croissant de trappe à pauvreté chez les plus de 60 ans exclus du marché du travail »[11]. A titre d’exemple, « le nombre de chômeurs de plus de 50 ans a été multiplié par trois pour atteindre plus de 916.000 personnes chez Pôle emploi en 2019 »[12]. La sécurité économique fournie par un revenu de base permettrait d’enclencher une réduction du temps de travail pour mieux le répartir.

Il faut protéger l’héritage que nous a laissé le Conseil National de la Résistance en 1945 : « La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances, il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la volonté de débarrasser nos concitoyens de l’incertitude du lendemain[13] ».

L’heure devrait être à la construction d’imaginaires souhaitables. Mais il semble que nous soyons davantage amenés à défendre ces conquêtes sociales historiques pour empêcher une régression majeure, qui impacterait en premier lieu les couches les plus précaires de la population.

Nous avons néanmoins besoin d’utopies pour construire la société de demain, tout comme nous avons besoin de défendre ce qui peut encore l’être. Les débats sur les retraites, tout comme ceux sur le revenu de base, sont de bons moyens pour s’approprier les enjeux de la vie publique. En cela, ils constituent de formidables instruments de démocratie sociale. Ne laissons pas leurs clés aux seules mains de quelques dirigeants. C’est la raison pour laquelle il est important que nous soyons nombreux·ses dans les rues, en grève lorsque c’est possible, en soutien aux grévistes sinon par la contribution aux caisses de grève (un revenu de base serait par ailleurs un bon moyen de renforcer le droit de grève).

En tant que citoyen·ne·s, en tant que militant·e·s pour une société plus juste. Œuvrons pour l’application réelle et concrète des valeurs de liberté, d’égalité, et de solidarité.

[1] https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/retraites-3-questions-sur-blackrock-entreprise-jugee-grande-gagnante-de-la-reforme-7799885546

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/11/les-violences-policieres-sont-le-reflet-d-un-echec_6025530_3232.html

[3] Voir les travaux officiels du Conseil d’orientation des retraites : https://www.cor-retraites.fr/ ceux du collectif Nos Retraites : https://reformedesretraites.fr/ ou de façon plus pédagogique les BD toujours très claires et solidement étayées d’Emma : https://emmaclit.com/2019/09/23/cest-quand-quon-arrete/

[4] https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/edouard-philippe-nous-devons-construire-la-protection-sociale-du-21e-siecle-en-prenant-mieux-en-compte-les-nouveaux-visages-de-la-precarite-1208070.html

[5] https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/200619/revenu-universel-d-activite-attention-danger

[6] http://www.leparisien.fr/economie/retraites-un-regime-universel-et-de-multiples-concessions-04 – 01-2020 – 8228982.php

[7] http://www.slate.fr/story/185624/reforme-des-retraites-egalite-universalisme-equite-penibilite-inegalites

[8] https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/01/09/la-souffrance-au-travail-ce-fleau_5406769_3234.html

[9] https://www.huffingtonpost.fr/entry/retraites-pietraszewski-ferme-deja-la-porte-aux-4-criteres-de-penibilite-voulus-par-la-cfdt_fr_5e01dd0ae4b0843d3600fe6e

[10]  https://fr.statista.com/statistiques/504969/nombre-offres-pole-emploi-france/

[11] https://www.challenges.fr/emploi/le-cri-d-alarme-de-la-cour-des-comptes-sur-le-chomage-des-seniors_679099?fbclid=IwAR0IVs9wJ1so2R9KMWVC-NAt4ysdHKTO51LQ3IAvZO22iJOMk1vlX7UpSfE

[12] Idem

[13] Exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 issu des textes fondateurs de la sécurité sociale.