Mais de quel revenu de base parle-t-on ?

Ce mardi 7 avril 2020, en pleine crise du COVID-19, s’est tenue une réunion des membres du réseau mondial pour le revenu de base, le BIEN (Basic Income Earth Network) en visioconférence. Fondé en 1986 par le philosophe Philip Van Parijs et l’économiste Guy Standing, le BIEN promeut un revenu universel et inconditionnel. De nombreux mouvements nationaux militants pour le revenu de base en sont membres, y compris le Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB).

Dans cette réunion organisée par Ali Mutlu Köylüoğlu (Turquie), une quinzaine de pays étaient représentés, dont l’Inde, le Brésil, les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, la Slovénie, l’Afrique du Sud… Si le sujet du revenu universel resurgit en France aujourd’hui, elle est aussi débattue dans le monde entier comme une solution à l’extrême pauvreté et à l’injustice sociale.

La crise sanitaire que nous vivons actuellement engendre une crise économique catastrophique pour tous et surtout pour les pays les plus en difficulté. La réunion a permis à la fois un passage en revue des différentes initiatives par pays et aussi un appel à l’action.

Au fil de la discussion est apparue une divergence liée aux différents contextes économiques et sociaux quant à la nature du revenu de base demandé. En effet dans les pays pauvres dénués de couverture sociale, un revenu minimum d’urgence est perçu comme une bouée de sauvetage vitale. Pour d’autres pays, plus développés et qui bénéficient déjà d’une protection sociale, une telle mesure n’est pas forcément souhaitable. Si tout le monde s’accorde sur la définition du revenu de base donnée par le BIEN (universel, individuel et inconditionnel), certains s’accommodent d’une réalité moins idyllique tandis que d’autres entendent défendre ces principes.

Des exemples d’initiatives politiques pour un revenu minimum d’urgence

Eduardo Suplicy, homme politique brésilien et défenseur du revenu de base, s’est montré très enthousiaste : le 19 mars dernier, tous les gouverneurs brésiliens ont écrit au président Jair Bolsonaro pour lui demander d’envisager l’application de la loi 10.835/2004 inscrite dans la constitution brésilienne depuis 2004. Cette loi, initiée par E.Suplicy justement, unique cas dans le monde d’une inscription du revenu de base dans la constitution, n’a encore jamais été appliquée.

Le 2 avril dernier, la chambre des députés et le Sénat ont approuvé une loi validée par le président Bolsonaro qui prévoit un revenu de base pour toutes les personnes de plus de 18 ans dont les revenus n’excèdent pas trois fois le montant du salaire minimum. Un tiers de la population serait concernée par cette mesure.

Pour le Brésil, dont la politique sociale a été très éprouvée ces dernières années avec de sévères restrictions budgétaires dans le programme “Bolsa Familia”, c’est une très bonne nouvelle. Toutefois cette mesure, que l’on peut qualifier de revenu minimum, est une mesure d’urgence. Rien ne dit qu’elle perdurera une fois la crise passée. Mais Eduardo Suplicy s’est montré enthousiaste pour une autre raison : l’initiative a permis au revenu de base de refaire surface car les médias se sont emparés du sujet.

Du côté du Royaume-Uni, la militante Barb Jacobson a rappelé que le 19 mars, 150 membres du parlement britannique ont adressé une lettre à Rishi Sunak, le chancelier de l’Echiquier, pour lui demander l’instauration d’un revenu de base d’urgence pendant la crise du COVID-19. Pour Barb Jacobson, il faut bien sûr aller au-delà et continuer à militer pour un revenu de base pérenne, inconditionnel, universel. Ne pas se contenter d’une mesure d’urgence.

En Inde, où un revenu de base a été expérimenté dans le Madhya Pradesh entre 2011 et 2012, les militants réclament une stratégie par rapport à la profusion d’idées sur les revenus de base… qui ne se valent pas tous.

Le revenu de base a le vent en poupe ; mais de quel revenu de base parle-t-on ?

Alexander De Roo (Pays-Bas), Karl Wilderquist (Etats-Unis) et Nicole Teke (France) mettent en garde contre ces revenus de base qui n’en portent que le nom. Le terme “revenu universel” ou “revenu de base” est en effet accolé à beaucoup de dispositifs qui ne correspondent pas à l’idée générale défendue par tous ces mouvements et par le BIEN : l’idée selon laquelle le revenu de base doit être versé à tous sans condition.

La très récente initiative de la ministre des finances espagnole, Maria Jesus Montero, soulève ainsi des questions. Il s’agirait en fait plutôt, là encore, d’un revenu minimum.

Alors, le revenu de base doit-il être vraiment universel, ou ne pas être ?

Si ces initiatives, comme celles du Brésil ou de l’Espagne, peuvent être salutaires dans les situations actuelles, Nicole Teke explique le danger qu’il y aurait à soutenir n’importe quel dispositif appelé “revenu universel”. Ainsi le Revenu Universel d’Activité, sur lequel le gouvernement français travaille depuis plus d’un an, ne promet rien d’universel par exemple et prévoit au contraire de renforcer la conditionnalité en contrôlant voire en sanctionnant les allocataires. Or c’est l’inconditionnalité qui est censée préserver la dignité humaine en toutes circonstances, sans être liée au travail. C’est une des idées clés du revenu de base : dissocier travail et revenu.

L’universalité, l’indépendance, l’inconditionnalité du revenu de base sont des concepts philosophiques très forts, qui permettraient des progrès sociaux importants comme la baisse des inégalités sociales et des violences qui y sont liées, la capacité de s’émanciper d’un emploi ou d’un milieu asservissant. Les rares expérimentations étudiées jusqu’à présent ont permis de mettre en lumière quelques uns de ces résultats positifs (cf projet Mincome, Canada) Mais les libertés individuelles font toujours peur car elles sont susceptibles de renverser les pouvoirs en place. C’est un combat de petits pas, et même si la crise du COVID-19 permettra certainement d’accélérer certaines prises de conscience, le revenu universel, inconditionnel et individuel, n’est encore arrivé dans aucune proposition gouvernementale.

L’autre idée forte du revenu de base est son utilité comme outil de lutte contre la pauvreté. Paul Harnett, co-fondateur et actuel co-directeur de l’ONG “World basic income” basée à Manchester (Royaume-Uni), propose de mettre en place un fonds global qui permettrait de distribuer un revenu de base aux citoyens des pays les plus pauvres. Ce fonds pourrait être financé par une sorte de taxe internationale. Il a en outre rappelé l’importance d’avoir un revenu de base pour les enfants, qui serait directement versé aux parents ou au tuteur.

La réunion du BIEN s’est achevée avec des propositions d’actions : organiser une grande marche du revenu de base en septembre, écrire une lettre à l’ONU et aux leaders spirituels… Le Pape François vient justement de déclarer dans sa lettre de Pâques, adressée aux dirigeants des mouvements sociaux à travers le monde : « C’est peut-être le moment d’envisager un salaire de base universel qui reconnaîtrait et honorerait les tâches nobles et essentielles que vous effectuez. »

L’idée du revenu de base est bien mondiale, et son heure est peut-être arrivée.