Parfois qualifié de « Nobel des pauvres »[1], Amartya Sen, économiste et philosophe indien, est aujourd’hui l’un des intellectuels les plus influents au monde. Ses écrits sont reconnus pour leur apport majeur à l’analyse des inégalités et aux réflexions sur la justice. Profondément marqué par la famine qui touchait le Bengale en 1943, il orienta ses recherches vers les questions des inégalités, de la misère et de l’éthique en économie. Il mena également une longue réflexion sur la mesure du niveau de développement des pays[2]. Il se démarque des autres penseurs « libéraux-égalitaires », notamment de John Rawls, en considérant, d’une part, que la justice sociale est moins une affaire de principes et de règles, de procédures idéales pour obtenir une diminution des inégalités, qu’une démarche concrète et pragmatique de lutte contre les inégalités et, d’autre part, que l’octroi de droits formels est tout à fait insuffisant pour assurer la justice sociale, ce qui nécessite la prise en compte des « capabilités »[3] des individus.

Cet article a pour objet de présenter l’approche par ce penseur de la justice sociale ainsi que son positionnement par rapport au revenu de base, et de montrer comment il peut le justifier.


Une approche moins idéalisée que pragmatique de la justice sociale…

Dans un livre paru en 2010, « L’idée de Justice [4]», Sen fait la synthèse de cinq décennies de travail et de réflexion. Il pose son appréciation des questions de justice en racontant la petite parabole suivante :

« Imaginons trois enfants et une flûte. Anne affirme que la flûte lui revient parce qu’elle est la seule qui sache en jouer ; Bob parce qu’il est pauvre au point de n’avoir aucun jouet ; Carla parce qu’elle a passé des mois à la fabriquer ». Comment trancher entre ces trois revendications, car toutes aussi légitimes ?

Selon lui, aucune institution, aucune procédure ne peut nous aider à résoudre ce différend d’une manière qui serait universellement acceptée comme juste. En effet, selon que l’on privilégie l’une ou l’autre dimension de la justice, chacun des trois enfants peut obtenir la flûte. Les utilitaristes la donneraient à Anne, les égalitaristes à Bob et les libertariens à Clara. Pour résoudre le problème, il faut non seulement prendre en compte les circonstances particulières, mais aussi faire intervenir des préférences morales et politiques.

Amartya Sen s’écarte ainsi résolument et définitivement, des théories de la justice qui veulent définir les règles et les principes qui gouvernent des institutions justes dans un monde idéal dans la tradition de Hobbes, Rousseau, Locke et Kant, et, à notre époque, du principal penseur de la philosophie politique, John Rawls. Sen s’inscrit dans une autre tradition des Lumières, portée par Smith, Condorcet, Bentham, Marx et Mill : celle qui compare différentes situations sociales pour combattre les injustices réelles.

Dans une interview accordée au journal Le Point[5], Amartya Sen déclare que, bien qu’il considère que Rawls soit « le plus grand théoricien contemporain de la justice », il est en désaccord avec son approche. Dès lors qu’il cherche à définir les fondements philosophiques d’une société parfaitement juste, la réponse de Rawls se focalise sur les institutions, alors que Sen estime que, certes nous avons besoin de bonnes institutions, mais « quand des gens sont maltraités, on peut améliorer leur sort sans nécessairement changer les institutions ».

Sen critique également Rawls sur le fait qu’il pense aux moyens de réaliser la justice sur la base des biens sociaux premiers, sans penser à l’utilisation que les individus peuvent en faire, ne permettant pas ainsi de réaliser une égalisation minimum des ressources afin de vivre de manière équitable dans une société libérale.


… qui va au-delà des principes de justice et de la seule distribution des ressources…

Ainsi, Sen considère que ce qui est nécessaire d’égaliser ce ne sont pas les biens en tant que tels, mais plutôt les capabilités, qui sont les capacités de base qui permettent aux individus de fonctionner d’une certaine manière dans l’espace démocratique et donc de donner un contenu effectif à leur liberté.

Selon lui, il faut égaliser la « capacité » des gens à choisir et à combiner différentes actions pour réaliser leurs projets. Dans cette perspective, la redistribution des ressources n’est qu’un moyen parmi d’autres. Il importe donc pour lui en matière de justice sociale de choisir les politiques qui élargissent les possibilités d’action, autrement dit, la liberté de tout un chacun.

Mais l’idée que la pauvreté est une privation de liberté ne va pas de soi. On peut la comprendre en comparant, comme il le fait, la situation de deux personnes : l’une qui jeûne et l’autre malnutrie. Du point de vue des ressources et du mal-être, les deux se retrouvent dans une situation identique. Mais ce qui fait la différence est que l’une a choisi de ne pas manger et l’autre n’a pas eu le choix. L’idée d’Amartya Sen est donc que comparer les possibilités d’action dont disposent les individus, leurs capabilités, constitue une meilleure façon de comprendre les inégalités que comparer leur niveau de ressources ou de satisfaction.

Contrairement à la plupart des penseurs de la famille « libérale-égalitaire », Amartya Sen, refuse par principe de poser et de répondre à la question « Qu’est-ce qu’une société juste ? ».

« De ce fait, il ne peut pas, a priori, se prononcer sur la question de savoir si le revenu de base ferait partie d’un arrangement social juste. Mais il considère que l’introduction d’un revenu de base pourrait rendre une société plus juste. Le système de mesure qu’il propose est celui des capabilités de base, telles que l’accès à une nourriture adéquate, le logement, l’habillement, la santé et l’éducation. Si, dans des circonstances données, l’introduction d’un revenu de base permettait d’étendre certaines de ces capabilités de manière durable à une plus grande partie de la population, sa conception de la justice l’appuierait. Mais il peut y avoir des circonstances dans lesquelles, par choix, une autre politique, telle que la garantie de l’emploi, serait préférable à un revenu de base »[6].


… et qui fait d’Amartya Sen un défenseur influent d’un revenu de base que son approche par les capabilités pourrait justifier.

Amartya Sen, s’est exprimé au sujet du revenu de base lors d’une interview accordée à une chaîne de télévision indienne[7]. Interrogé pour savoir si l’Inde devrait mettre en place un revenu de base universel, Sen répond d’une manière assez critique, faisant valoir que le revenu de base n’est pas, aujourd’hui, la meilleure façon de lutter contre la pauvreté en Inde, où le financement des soins de santé, d’éducation et d’autres services publics est déficient. Il affirme qu’il ne suffit pas de « donner de l’argent aux gens » et que ce serait une « abdication de la responsabilité » de la part du gouvernement s’il octroyait de l’argent aux individus plutôt que d’assurer des services publics davantage performants.

Toutefois, il ajoute que, en ce qui concerne l’Inde, il en irait différemment au sujet du revenu de base si son pays avait atteint le niveau de prospérité que connaît l’Europe. Et il déclare : « Si c’était le cas, je pense que le revenu de base serait une bonne chose », ajoutant ensuite, »mais je ne pense pas du tout que [pour l’Inde], nous en soyons encore là. «

Amartya Sen s’est également exprimé au sujet du revenu de base, à l’occasion de la publication en 2017 du livre de Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Basic Income, en écrivant sur la 4ème de couvertur: « Dans cette importante introduction à l’initiative du revenu de base – une proposition économique qui peut radicalement transformer la nature de l’économie moderne et de la société – deux grands spécialistes des sciences sociales examinent l’éthique et l’économie de la proposition. Ceci est essentiel pour quiconque s’intéresse aux problèmes de dénuement et de manque de liberté que l’on connaît même dans les pays les plus riches du monde. Le raisonnement correctif présenté par Van Parijs et Vanderborght est puissant ainsi que très engageant – un livre brillant. »

Ainsi, certes sous la réserve que le pays concerné ait atteint un certain niveau de développement économique, il ne fait aucun doute que cet immense intellectuel qu’est Amartya Sen soit favorable à un revenu de base qui, en l’occurrence, pourrait être justifié par son approche des capabilités.

Robert Cauneau, membre du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB)

Les idées émises dans cet article n’expriment pas une opinion du MFRB et n’engagent que leur auteur.


Notes

[1] Amartya Sen a obtenu le prix Nobel en sciences économiques en 1998.

[2] Amartya Sen inspira l’Indice de Développement Humain (IDH) qui est utilisé depuis 1990 par le Programme des Nations Unies (PNUD). Pour Sen, comme pour le PNUD, le développement est plutôt, en dernière analyse, un processus d’élargissement du choix des gens qu’une simple augmentation du revenu national. L’indicateur précédemment utilisé, le PIB par habitant, ne donnait pas d’information sur le bien-être individuel ou collectif, n’évaluant que la production économique.

[3] Il s’agit de la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les atteindre effectivement.

[4] A. Sen, L’idée de justice, Flammarion, 2010

[5] Interview accordée le 14 janvier 2010 : http://www.lepoint.fr/actualites-chroniques/2010 – 01-14/amartya-sen-et-la-parabole-de-la-flute/989/0/413630

[6] P. Van Parijs et Y. Vanderborght, Basic Income, Harvard University Press, 2017, p117

[7] http://basicincome.org/news/2017/03/nobel-laureate-economist-amartya-sen-india-not-ready-basic-income/

Image : Fronteras do Pensamento