En 2068, le revenu de base est instauré. Novembre précisément, la famille et les amis sont réunis pour le centième anniversaire de sa fascinante grand-mère.

Eole approche de la cinquantaine et participe à la fête accompagnée de sa famille. Très curieuse de nature, elle se demande souvent comment était la vie avant, sans jamais avoir osé interroger sa Mané.

Lassée des discussions futiles familiales, Eole se souvient de ses cachettes. Elle profite d’un moment d’agitation et d’inattention des convives pour se faufiler dans la chambre secrète. Cela doit bien faire 40 ans qu’elle n’a pas poussé cette porte. Les souvenirs lui frappent le cœur. Elle jouit de braver l’interdit et découvre avec joie la chaise à bascule où Mané la tenait tendrement. Ses dessins d’enfant trônent sur la commode. Ce tableau du baiser, quelle splendeur ! Mané en était si fière, elle l’avait interprété de Klimt durant un de ses séjours en clinique psychiatrique. Eole rêvait secrètement de pouvoir l’emporter dans sa belle demeure depuis si longtemps. Elle sourit, en voyant le lit tiré à quatre épingles, elle entend la voix de sa grand-mère : « comme tu fais ton lit, tu te couches ». Dans cet antre, l’odeur pimentée et ocre la transporte, des coffres et des masques sont majestueusement installés, un bureau dans un coin dévoile un carnet ouvert à la date du jour. Elle prend alors un temps long et précieux pour déchiffrer la seule phrase inscrite à la plume :

« Merci à Toi pour ton éclairage quotidien, pour ce combat universel et pour ce logis que tu as consciencieusement préparé pour ma vie depuis cinq siècles, pour la Paix sur Terre, je n’ai plus rien à écrire, ni à vivre, tout est là ».

Quelle mystérieuse phrase ! Mais à qui écrit Mané ? Alors Eole fouine, fouille, farfouille dans les carnets tous plus jolis les uns que les autres, des centaines de carnets, précieusement classés par année. L’un d’eux débute le 5 janvier 2019, elle le survole et à mi-parcours, une page nouvelle intitulée « Journal de confinement mars 2020 ». Elle s’aventure alors dans le premier jour d’un témoignage et découvre, au 22 mars 2020 avec étonnement, « l’inutilité utile ». Eole allait avoir six mois dans quelques jours. Ses parents lui ont raconté cette première période, inédite à cette époque, de confinement, de solitude collective.

Dès sa naissance, son père avait choisi de rester auprès de sa femme et de sa fille et ils vivaient sur leurs économies. Mais il avait dû reprendre un travail, partir du lundi avant l’aube pour rentrer épuisé le vendredi très tard en fin de journée, ce n’était pas une vie. Ce fut le 16 mars 2020 qu’il put rester à la maison et poser son équipement de cordiste, confiné en famille, en effet, un virus avait endormi toute l’économie mondiale. Eole était redevenue le centre de leur monde avec les trois beaux huskies. Des périodes de confinement, elle en a connues toute son enfance, elle n’en gardait que de merveilleux souvenirs ! Et pourtant, elle a très vite compris les ravages de ces restrictions sociales. Très jeune, sa scolarisation à domicile, lui avait permis d’étudier de nouvelles matières comme les neurosciences. Lutter contre les troubles psychiques avait sa préférence.

Eole lève la tête du carnet et trouve l’écran d’ordinateur de sa Mané ouvert sur un document intitulé « Journal de confinement de Nat et Cat ». Ce titre lui esquisse un petit sourire en coin, elle ne connaît que trop bien le duo comique de Nathalie et sa grand-mère, une amitié étrange liait ces deux femmes depuis cinquante ans alors que tout les oppose. Quelques photos agrémentent la page, elle s’engouffre dans les premières phrases :

« L’inutilité utile

Comment se convaincre que ne pas sortir de chez soi et ne pas trop utiliser les réseaux sociaux, le téléphone, peut être utile ; que d’éteindre la télé apaise et que de changer d’habitude pour s’essuyer l’arrière-train après ses besoins sauverait des millions d’arbres dans le monde et des millions d’euros pour déboucher les égouts parce que trop de PQ tue le système.

L’inutilité utile.

C’est un nouvel adage comme l’ ”unniversaire”(1) de Nat qui approche à grands pas.

Elle vient de sortir promener son chien comme plusieurs fois par jour, je n’ai pas cette excuse et je n’en éprouve pas le besoin.

Confinées utilement dans l’inutilité. CQFDC ? »

Eole cherche hâtivement la signification dans le lexique que sa Mané a transcrit plus loin : CQFDC ? C’est Quand la Fin Du Confinement ? Elle sourit, elle rit au passage de la “Nappe de Nat”. Sa grand-mère aime jongler avec les mots, les peaufiner, les aligner, les réciter et l’atelier d’écriture auquel elle participait magnifiait ses envolées lyriques. Elle se remet à lire jusqu’à ce 16 avril 2020, où est consigné :

« Sur le travail d’écriture autour de la solitude collective, j’ai découvert un mouvement français pour le revenu de base qui organise un concours de nouvelles. J’ai trouvé ma cause, je décide d’en faire ma raison d’être, jusqu’à sa réussite.

Je participe au concours de nouvelles. »

De plus en plus intriguée, Eole cherche fébrilement cette nouvelle, heureuse et curieuse, elle s’installe confortablement sur la jolie chaise à bascule et embrasse la lecture de la fameuse nouvelle publiée chez Acte Sud en 2021 :

« 1535 dans un des pays du continent européen, Thomas Morus, grand humaniste, utopiste de l’idée d’un revenu universel, est décapité pour traîtrise. Vingt ans plus tard, Nostradamus écrit un texte qui prédit l’histoire d’une femme qui vivra dans un autre siècle. Le texte initial est repris ici au présent et en français moderne tout en gardant la teneur de sa vision. »

Eole est particulièrement intriguée, sa Mané a le don de nous perdre dans les méandres de son esprit affûté et complexe. Elle reprend sa lecture, tout en se balançant au rythme de son impatience.

« Dans une année jumelle, début d’une nouvelle décennie, chacun se retrouve seul et vit pour la première fois une pandémie mondiale. Mais que se passe-t-il ? Comment vivent-ils ? Comment vont-ils s’en sortir ? Quel avenir s’offre à eux ?

Une jeune femme, nommée Aisha, confinée dans son foyer étroit de dix-huit mètres carrés avec son mari et ses jumeaux de huit ans rêve souvent d’un logis immense agrémenté d’un grand carré de terre. Elle y installerait un long siège permettant d’accueillir plus d’une personne et se balancerait au rythme du vent, d’arrière en avant. Elle souffre de cet étouffement subi et chaque jour jure de trouver une solution à cet enfermement pour être libre, pendant et après.

Alors, elle imagine une vie ailleurs. Elle se met à écrire chaque jour. Accroupie dans un angle de la maison, coincée contre les deux parois du mur, elle pose le quernet(2) sur les genoux, à la main, un bout de bois appointé, coincé aux commissures de ses lèvres quand elle réfléchit. Elle se sent évadée d’une prison dorée et ressent fortement la liberté de cette privation.

Un objet autre qu’une plume lui permet d’écrire, d’effacer ce qui ne lui plait pas. Et minutieusement dans son écriture, elle fait émerger, de son rêve, ce logis merveilleux, son jardin et son banchelet(3).

Les murs aux belles pierres apparentes et aux grandes fenêtres gardent la température clémente et laissent la lumière illuminer les vastes pièces” décrit-elle rêveuse.

Elle ne sait pas où, peut-être en Normandie, alors elle aura un toit de chaume, sinon les toits seront construits de matériaux sombres comme l’ardoise en Bretagne ; ou à la montagne ; ou encore de forme courbe et de couleur rose en Provence.

À cette époque, le monde est dépendant de ressources transformées par les activités humaines, issues des réserves de la terre qui malheureusement se sont épuisées. Alors Aisha prévoit que son habitation produise elle-même ses propres moyens, sa nourriture quotidienne : des fèves, des courgettes, des haricots entre autres pour préparer et déguster son tajine. »

Eole, surprise, découvre le rêve de cette femme qui ressemble tellement à sa vie d’aujourd’hui. Elle reprend.

« La jeune femme aura des latrines sèches comme aujourd’hui en 1535, mais plus élaborées, un siège confortable et une pièce fermée. Les exécra serviront de fertilisant pour le sol de son potager, comme les épluchures de légumes et autres produits dégradables.

Alors que la civilisation de cette année jumelle utilise de l’eau potable pour nettoyer ses latrines, qui s’écoule dans des tuyaux en cuivre pour être nettoyée dans des espaces de lavage dédiés à cette eau salie, pour repartir dans des tuyaux et fournir enfin à nouveau de l’eau propre et potable pour les foyers. »

Étonnée et curieuse, Eole se dit qu’elle demandera à sa grand-mère comment étaient ses toilettes avant, elle ne se souvient plus de cette époque, et ne connaît que les toilettes sèches. La tête penchée, une mèche de ses cheveux longs bruns s’échappe ; d’un mouvement de main élégant et méticuleux, elle la replace derrière son oreille. Elle reprend avec une sensation si étrange et si familière.

« Son banc à bascule serait leur compagnon du soir pour admirer les étoiles et la lune, seules conseillères de leur avenir. Les enfants joueraient dehors et se poseraient, discutant sur le banc tout en se balançant.

En écrivant tout cela tapie dans son angle, Aisha oublie son quotidien morose. Son foyer étroit fait face à une grande façade de petites maisons empilées les unes sur les autres sous un toit commun. Ces foyers peuvent accueillir jusqu’à des centaines de familles cloîtrées dans des logis souvent très petits. Cet ensemble d’habitations est à 100 mètres et empêche la vue du ciel, du soleil, des étoiles et de la lune.

Un jour, lui vient l’idée de faire participer ses enfants à ce jeu d’écriture. Assis tous les trois à la table, entre les repas, chacun équipé d’un bois appointé et d’une feuille issue de bois coupé raconte son futur. Consciencieusement, chaque soir Aisha recopie, dans un objet attaché par un fil à un réseau puissant mais très dépendant, cette histoire dans un nuage qui n’existe pas à l’œil mais qui laisse des traces.

Le temps passe lentement, l’usure s’installe et malgré ses rêves qui pourraient toucher la réalité, elle commence à déprimer. Tout devient un fardeau, alors elle prie et retourne vers son mari, impassible devant un cadre lumineux qui parle. »

Mais de quel objet Mané parle-t-elle ? s’interroge Eole. Elle poursuit, avide et intriguée.

« Celui-ci, d’habitude stressé, la battait. Depuis cette pause forcée, il est plus serein. Les trajets quotidiens dans une foule compacte et la charge de travail l’auraient mis dans un syndrome très spécifique à ce siècle, appelé dans une langue étrangère “burn out” : état de fatigue très intense et de grande détresse causé par un travail souvent très oppressant, humiliant et privant de liberté.

Dans son quotidien, il criait beaucoup après les enfants et leur mettait des tapes sur les fesses. Une loi est venue punir cette pratique parentale très répandue qui permettait, paraît-il, de contenir l’agitation des enfants. »

Eole connaît bien cet état de fatigue, elle travaille sur le sujet depuis 30 ans et elle a guéri des centaines de personnes. Le monde est plus serein. Elle est heureuse et fière d’avoir participé à la baisse des violences conjugales aussi. Le rythme de la chaise à bascule s’accélère sous la pression du genou tremblant d’Eole. Ses mains bien ajustées sur le carnet tournent les pages attentives et délicates. Ses grands yeux d’une couleur foncée insondables reprennent le cours de l’histoire.

« La jeune femme et son mari, apaisés par le calme apporté par l’écriture quotidienne, entendent à nouveau la nature pousser. Les oiseaux et le printemps accompagnent leur sagesse naissante.

Les enfants sentant leurs parents plus posés les aident à retrouver leur âme d’enfant. Chaque objet du quotidien devient une découverte. Avec des fils cassés qu’ils mettaient dans les oreilles pour écouter de la musique, ils fabriquent des bracelets et avec les vieux draps des masques pour se protéger lors de leur sortie quotidienne autorisée.

Dans ce petit logis, à quatre, l’atmosphère n’aura jamais été aussi légère.

Seul le mari s’inquiète à propos de l’argent. Chaque jour, il calcule consciencieusement combien de temps ils peuvent encore tenir.

Chaque fin de journée, il a rendez-vous avec une technique un peu étrange : il regarde ce cadre parler et donner des nouvelles du monde entier, alors que chacun est enfermé chez soi. Ces nouvelles décomptent les malades, les morts d’un virus invisible. Cette maladie touchera certainement de près ou de loin tout le monde. Pendant ce temps sa femme et ses enfants applaudissent aux fenêtres les gens qui œuvrent encore pour maintenir la vie terrestre supportable : les médecins et leurs aides, les personnels d’entretien et d’autres métiers non encore connus de nos jours au XVIème siècle, comme celui de ramasser les détritus des foyers.

Un jour, la jeune femme ayant rempli tant de quernets, demande à son mari soucieux ce qui le préoccupe le plus.

Il lui avoue qu’il a peur du manque d’argent, les jours avançant. Aisha décide de soulager l’esprit encombré de son homme. Elle lui fait part d’une idée déjà largement partagée et testée dans le monde, par plusieurs pays : une somme d’argent minimum attribuée à chaque être humain de sa naissance à sa mort sans contrepartie. Elle cherche dans ce nuage où tout se trouve. Un article d’un journal français très connu raconte en octobre 2016 l’histoire de ce revenu allant de Thomas Morus à Michel Foucault. Des informations, des définitions et des mouvements partout dans le monde pour ce revenu inconditionnel qui aura même trouvé une définition en France en 2013 :

Le revenu de base est un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement.”

Alors la jeune femme et son mari décident de plaidoyer pour que cela soit possible pour tous. Ils s’invitent dans ce groupe par des outils qui n’existent pas en 1555, qui permettent de se parler, de se voir et de s’entendre, de collaborer, de se voir et revoir pour œuvrer pour cette cause humaniste pendant leur enfermement, cette solitude collective.

Pendant ce temps, le gouvernement s’occupe de sauver des groupes de gens souvent uniques qui font travailler d’autres gens avec des milliards d’une monnaie commune à plusieurs pays. Ce gouvernement ne voit pas que la solution peut aussi venir des citoyens qui chaque jour s’allient dans ce nuage invisible. Ensemble, ils s’unissent pour se battre en faveur d’un monde plus équitable. Alors Aisha lit, cherche, écrit et rassure son époux et lui apporte une certaine sérénité.

Elle reprend son écriture et son rêve, le pendant et l’après se mélangeant.

Petit à petit, la liberté reprend ses droits, mais tout redevient comme avant, l’oppression du métro, la course contre la montre pour récupérer les enfants à l’école après un travail stressant et souvent humiliant. Cependant un léger changement s’opère, imperceptible mais témoin d’une évolution : les subventions de l’État pour les groupes de personnes deviennent indirectement des aides pour les individus. En effet, pour permettre de maintenir l’économie et le pouvoir d’achat, l’État donnera des fonds pour du temps de travail non effectué aux travailleurs plutôt qu’aux employeurs, et taxera la production de machines qui feront le travail à la place des humains. La vie deviendra morne, les humains continueront de dépérir, la situation mondiale s’aggravera et connaîtra de douloureuses pandémies. Les guerres séviront au nom des religions, l’accès à l’eau et à la nourriture. »

Eole, surprise, se demanda si ce qu’elle lisait ne mélangeait pas fiction et réalité. Machinalement, elle prend le stylo qui traîne sur le bureau et, nerveuse, se met à le mâchouiller. Tout en reprenant le carnet, elle s’interroge sur l’issue de cette histoire.

« Malgré leurs efforts, la petite famille souffre, le père recommence à crier et à frapper sa femme, jusqu’à ce jour fatidique. Les familles quittent Paris et sa région grâce à tous ces fonds et au revenu inconditionnel instauré, en 2025, par le gouvernement, après de grandes luttes sociales et des plaidoiries civiles. Un désert urbain s’installe, la capitale devient sombrement calme. Ce jour d’espoir, le mari rentre, enthousiaste, il a eu sa promotion. Mais il ne trouve ni femme ni enfants pour leur annoncer la bonne nouvelle, personne sur qui crier ou personne à frapper. Sa famille est partie sans lui. Il remue l’appartement, fébrile, il cherche des preuves de leur départ. Rien ! Un abandon de domicile sans trace. L’homme désespéré ouvre grand la fenêtre monte sur le rebord. Un hurlement bestial s’élève dans le quartier, des sanglots lugubres s’étirent dans les recoins de la ville. Il a tout perdu, cette promotion ne lui sert à rien, il ne vivait et ne respirait que pour sa famille. Le coude gauche appuyé sur le bord de la fenêtre, le bras droit ballant, la tête penchée en avant, les deux pieds posés bien parallèles sur le bord, son regard se perd dans le sol du haut de ces six étages. Il tremble de tout son corps, ses tempes palpitent au rythme de son cœur emballé. Il n’a plus rien à perdre. Ses tympans cognent fort dans ses oreilles, tant et si bien qu’il n’entend pas le cri de sa femme derrière lui. Celle-ci réalise qu’elle ne peut faire aucun faux pas, alors doucement elle respire, comme en méditation, et vient poser délicatement sa main gauche dans la main droite de son mari. »

Le cœur d’Eole s’arrête. Va-t-il sauter ?

Un bruit discret à peine perceptible perturbe Eole, elle tourne la tête vers la porte et découvre sa Mané la dévorant de ses yeux verts avec cet amour inconditionnel qui la caractérise tant.

Mané s’approche lentement. Elle l’a toujours intriguée, elle cache des petits riens, un pendule, des jeux de cartes et des phrases étranges qui font d’elle un grand mystère, et pourtant là, Eole est frustrée, elle aurait voulu continuer tranquillement le manuscrit.

— Ah je te trouve là, je savais bien qu’un jour tu me démasquerais, tu en as mis du temps, murmure-t-elle.

— Mané, répond Eole les sourcils froncés, je n’aurais jamais osé avant, mais cela fait trop longtemps que tu gardes tes secrets.

— Eole, tu as bientôt 50 ans, tu pouvais me demander depuis longtemps, j’aurais pu par mégarde les emporter dans ma tombe.

— Laisse-moi finir ce paragraphe, tu m’as interrompue à un moment crucial.

La grand-mère s’installe sur le canapé et mi-figue mi-raisin observe sa petite-fille.

Après une carrière passionnante, elle a choisi, quelques années après la naissance d’Eole, de s’installer en Afrique, au Mali, dans un village typique traditionnel et d’y construire un éco-village touristique tout en étant guérisseuse d’âme. Elle attire à elle de nombreuses personnes en quête d’un autre monde enfoui en elles-mêmes.

Le visage crispé, Eole cherche le passage, ah voilà… elle reprend le texte un peu plus haut.

« Celle-ci réalise qu’elle ne peut faire aucun faux pas, alors doucement elle respire, comme en méditation, et vient poser délicatement sa main gauche dans la main droite de son mari. Aisha enferme la main de son époux de ses deux mains et leurs paumes l’une contre l’autre ont un effet apaisant sur l’homme qui se sent vaciller. Les regards se croisent, la détresse est si compacte que même un couteau ne pourrait la trancher. Il s’accroche à ce regard, s’assoie, ému, son cœur bat si fort que Aisha perçoit les battements sourds. Doucement, il descend ; un silence pesant s’installe, l’heure a sonné pour eux de changer de vie.

C’est donc cette année-là que la jeune femme, son mari et ses jumeaux fuient Paris et ses horreurs, des quartiers abandonnés, insalubres, des emplois dépouillés de tout sens. Ils partent vivre dans ce logis tant rêvé. Ils avaient rassemblé des économies pour acheter une vieille bâtisse du XVIème siècle près de Saint-Rémy-de-Provence, chez Nostradamus lui-même. Chaque détail compte : il y a une pièce pour chacun, et une pour le visiteur de surprise. Une grande salle accueille les festins. Une pièce est dédiée à la culture : des livres et d’autres objets, comme cet écran qui parle et donne des images du monde entier, et cet autre écran qui permet de visiter le nuage “cultivé” ainsi que d’écouter de la musique. Quelques instruments anciens et modernes sont mis là, à disposition.

Le mari, avec l’aide des enfants, construit des panneaux qui capturent la chaleur du soleil, pour en faire une énergie utile à faire fonctionner des outils pour la conservation des aliments (autre que par le sel), à fabriquer le pain, à laver le linge et la vaisselle avec moins d’efforts. Cela laisse du temps au travail de la terre selon les besoins et les rythmes de la nature qu’ils ont appris à comprendre et à appliquer. Leur jardin est nourricier pour toute la famille et les visiteurs surprise, cette assiette ajoutée à table pour les plus nécessiteux, le voisin un peu esseulé, la voisine fatiguée d’être seule avec ses enfants, le vagabond qui cherche un lit pour la nuit en échange de quelques menus travaux, leurs anciens amis parisiens cherchant un peu de répit.

Aisha continue d’écrire dans ses quernets qui s’empilent dans des coffres bien secs et à l’abri des regards indiscrets. Elle retranscrit chaque chapitre dans le cadre avec des touches qui permettent d’écrire et de garder une trace dans le nuage.

L’immense foyer accueille aussi les concubines des jumeaux, le temps pour eux de trouver leur logis à proximité. Chacun aura conservé, au mieux, ce fameux revenu inconditionnel avec soin pour acheter son logement et participer aux besoins de la famille.

Aussi, pour leurs 20 ans, en 2032, ils partiront chacun, leur femme attendant des jumeaux pour l’hiver. Les parents des jumeaux décident de s’assurer que le revenu inconditionnel soit bien universel et continuent leur lutte avec agapè(4) pour chaque continent, chaque pays, chaque ethnie, pour que chaque personne soit prise en compte, incluse et ne soit pas laissée pour compte.

Leur groupe national solidaire continue ses plaidoyers et chaque jour gagne du terrain, jusqu’à ce qu’enfin les oubliés des sociétés soient aussi inclus dans ce beau voyage terrestre. Les sans-abris sont accueillis dans des établissements le temps qu’ils soient en mesure de subvenir mentalement et physiquement à leurs besoins.

La jeune femme, devenue grand-mère, consigne chaque victoire dans ses quernets jusqu’en 2068, année de ses cent ans.

La vie aura été sereine, les êtres humains auront appris à sortir de cette solitude collective et l’individualisme aura fait place à la solidarité, au cœur, à la chaleur et à l’amour.

Ce jour-là, celui de son anniversaire, à l’aube elle écrit, quasi illisible sur son quernet, une dernière phrase… »

Le visage fripé de Mané, marqué par une vie bien remplie, rayonne, soyeux et apaisant.

Eole remarque à son front la trace qui en dit long sur les expériences qu’elle a traversées.

Elles reprennent leurs échanges mais sa mémoire défaille, elle s’éparpille ; Eole a du mal à suivre ses propos.

Elle a vieilli mais a gardé cette énergie qui lui est propre à réveiller ces mondes dissimulés.

Elle a ce don de soi, la finesse d’esprit et une qualité d’écoute qui donnent envie d’être assis près d’elle juste pour être deviné. D’une phrase courte, ou pire, d’un mot, elle va débusquer ce que vous avez de meilleur en vous.

Elle médite chaque jour depuis 2019 ou 2020, elle ne se souvient pas bien, et ses projets ont vu le jour grâce à ce dialogue quotidien avec elle-même et avec Dieu, bien sûr. Mané rêvait souvent d’être débusquée par sa petite-fille. Ses grands yeux, lumineux dès sa naissance, laissaient entrevoir une perspicacité sans borne. Mané, d’un coup d’œil, voit son pendule, ses jeux de cartes et son carnet de 2020, elle le reconnait bien, il est orange avec de jolis papillons, sûrement le plus beau, il aura duré de janvier 2019 à décembre 2020, un tournant dans sa vie et dans la société.

— Eole, tu en as mis du temps à venir fouiner dans mes secrets ! Petite, je te laissais jouer près de moi quand j’écrivais ou que je militais, et puis les jours ont passé, tu as choisi de jouer dehors avec les chiens et courir après les oiseaux. Alors nous bêchions le jardin et rions aux éclats lorsque nous arrosions ce beau potager, jusqu’à mon départ en Afrique.

— Oui je me souviens bien. Peux-tu me raconter encore comment vous avez réussi ? Quels avantages vous en avez tirés ? J’aime t’entendre raconter cette histoire de notre vie, notre libération du travail et de la précarité.

La grand-mère s’installe sur son beau canapé, invite à s’asseoir près d’elle la belle femme brune qu’est devenue sa petite-fille, et cette dernière écoute attentivement la douce voix raconter.

— Eole, quand j’ai pris conscience de ce revenu universel de base, je travaillais pour rendre de grands événements exemplaires en matière de développement durable et d’économie circulaire.

Eole fronce les sourcils mais se tait.

— Derrière le superficiel, il y avait déjà de vraies actions, surtout en faveur du climat, mais comme des gouttes d’eau sur la sécheresse. Nous pensions que nous pouvions ralentir la hausse des températures et réduire nos émissions de gaz à effet de serre.

— Ah ça, c’était sans compter que Mère Nature est bien plus puissante que nous, non ? remarque, acerbe, Eole.

— Non, Eole, c’est un tout, la nature et l’être humain sont un tout, l’un ne va pas sans l’autre. Attends que je me souvienne… ah cette mémoire… depuis un certain temps des conférences avaient lieu chaque année pour essayer de limiter les émissions de CO2 de chaque pays sans réel succès. Un accord avait été trouvé à Paris. Je faisais partie de l’équipe logistique pour déployer un plan d’action concret et réduire les impacts négatifs et améliorer les impacts positifs. La même année, l’ONU renouvelait son engagement planétaire avec les dix-sept objectifs du développement durable, je me suis beaucoup appuyée sur eux pour structurer mes actions. J’ai pu travailler dans ce milieu quelques années et m’offrir mes plus beaux rêves. En 2020, un virus puissant a confiné le monde entier pendant près de six mois et, à lui seul, a fait arrêter les transports aériens et a obligé les travailleurs à rester chez eux et pour certains à télétravailler. Les gens pour la majorité étaient frustrés et d’autres, comme moi, heureux de cette opportunité de changement de paradigme tant attendu. J’œuvrais pour un monde plus équitable depuis les années 2000 déjà.

— Mané, mais pourquoi ces combats, n’était-ce pas peine perdue ?

— Eole, comment vivrais-tu aujourd’hui ? Esclave d’un système corrompu, à travailler ! Je n’ai jamais oublié l’étymologie de ce mot et il a été pour moi une torture quotidienne pendant plus de dix années. Mais le plus grave, c’était l’état de délabrement d’un pays magnifique. Le système de santé était très mal et les différences sociales beaucoup trop importantes. La corruption et le lobbying faisaient loi partout à travers le monde. Exception faite de quelques pays innovants et encore loin de ce que tu vis dans notre monde actuel.

La jeune femme soupire d’aise, ces combats étaient la source même de sa vie. Comme une rivière, sa grand-mère avait, au début, nagé à contre-courant, et puis le flot l’avait transportée et chaque victoire avait forgé sa détermination.

— Mané, était-il question de réguler la population, aussi, pour endiguer ce que tu racontes ?

— Oui bien sûr, des idées saugrenues, malvenues. Pour moi, le choix d’être parent appartient à soi et la volonté de la nature. Certains couples voulaient à tout prix avoir des enfants et la science y a contribué et a permis de faciliter la conception malgré la stérilité grandissante en Europe. Pendant ce temps, les pays en voie de développement continuaient de croître. Ce point faisait très peur aux Occidentaux et donc ils décidaient de limiter les naissances. Est-ce que la surpopulation pouvait mettre en péril la planète ? Je n’en suis pas sûre. L’utilisation linéaire des matières premières à l’infini oui, ça, j’en suis sûre. Aussi j’ai participé à l’économie circulaire qui fait partie intégrante de ta vie aujourd’hui, n’est-ce pas, Eole ?

— Ah, tu veux dire la réutilisation de toutes nos ressources ? Oui, bien sûr. D’ailleurs ce point a permis de limiter le fret et de diminuer l’impact environnemental, n’est-ce pas Mané ?

La grand-mère ferme un instant les yeux et laisse revenir à sa mémoire cette époque de transition qui était devenue une période de transformation. Seuls les plus résilients s’adaptaient, innovaient, et malgré son âge elle avait fait les efforts suffisants pour y arriver. Cet été-là, elle participait à un Boot camp sur le revenu de base et se formait par Visio à ses méthodes de financement. Bien sûr, chacun avait la même ambition, mais de façon différente. C’était une expérience très enrichissante. Et son aspiration, et seule intention, était de le voir mis en application.

Des années de plaidoyer, de réflexion et d’écriture pour convaincre, des expérimentations avec preuves à l’appui pour contrer les arguments contraires. Les plus fréquents, “l’État ne peut le financer“, certains modèles prouvaient le contraire ; ou encore “cela va créer des assistés”, or la Finlande avait sorti une étude qui confirmait que les bénéficiaires étaient plus heureux et donc plus productifs.

— Mané ?

— Oui ma chérie ?

— Tu es perdue dans tes pensées.

— Oui, je me rappelais l”importance pour moi de ce revenu universel. J’ai fait partie du Mouvement Français pour le Revenu de base, nous faisions du plaidoyer auprès des maires, des députés, des gouvernements, et des citoyens. Et puis, petit à petit, nous avons gagné des partisans de tous bords politiques. Et l’aventure a continué. Plus de sans-abris, pour cela nous avons mis en place des établissements d’accueil dédiés à leur réinsertion à leur rythme, avec un accueil psychiatrique et physique particulier.

— Pourquoi psychiatrique ? intervient Eole surprise.

— 70% des sans-abris étaient atteints de maladies psychiatriques non traitées. Nous avons convaincu des psychiatres de nous aider. Et surtout, nous avons évité que notre système de santé ne s’effondre ; je me suis intéressée à Cuba et leur modèle, certes imparfait, mais proche de ce que nous voulions. Mais notre plus grand combat, après avoir rendu le revenu universel, internationalement reconnu et appliqué en 2048, c’est celui d’un monde inclusif et sans frontière, et la réduction des migrations puisque les ressources sont redevenues abondantes dans chaque contrée. Tous ces engagements et ces avancées ont permis à l’être humain de s’épanouir, lui qui depuis 20 000 ans n’évoluait plus, il a fait un bond en avant en si peu de temps. Tu vois de quoi je parle mon Eole chérie ?

— Je vois, à travers ce que tu me racontes, mais continue, quels sont les autres bénéfices qui ont découlé de cette avancée sociale ?

— Comme les gens ne manquaient plus, ils ont perdu le sentiment et la réalité de la précarité, aussi l’agressivité a diminué et les guerres ont disparu. Le budget de l’armement a permis de continuer à développer les services utiles aux personnes les plus fragiles.

Eole comprend que le monde d’avant était agressif, concurrentiel, hyper stressant et anxiogène, surtout en ville ; la pression de gagner plus d’argent pour juste survivre amenait les gens au burn-out, elle en avait fait son activité principale.

Libre et sereine, aujourd’hui Eole vit dans une belle habitation avec un potager, son mari et elle-même sont le plus souvent à la maison avec leurs enfants et leur famille pas très loin les uns des autres. Sauf son aîné, il a la fibre aventurière comme son père et sa mère. Il est parti vivre en Afrique pour suivre les pas de sa grand-mère. Ils reçoivent régulièrement des groupes de personnes pour différentes activités, lecture, écriture, naturopathie, neurosciences, découverte de techniques de télépathie et d’approfondissement de l’usage du cerveau et du corps. Elle a hérité de cette passion de sa grand-mère lors de ses courtes rencontres en France et au Mali dans son éco-village.

Elle regarde sa grand-mère les yeux fermés, elle scrute la vieille femme gracile qui laisse échapper son dernier souffle de vie, celui d’une vie si riche. Alors, Eole l’enlace et se met à pleurer. Un pan de sa vie s’échappe. Il est 13:20, le 10 novembre 2068, quel parcours !

cathy.bou.agape@gmail.com


1. Unniversaire : mot inventé, combinaison de unique et anniversaire.
2. Quernet : du français médiéval quernet (« Groupe de quatre feuilles »), du latin quaternum (« relatif à quatre », « plié en quatre »).
3. Petit banc, en vieux français.
4. agapè : l’amour inconditionnel.