Pour être reconnu comme un “vrai” artiste, faut-il ne faire que ça ? Recevoir des subventions ? Pour le metteur en scène Pierre-Jérôme Adjedj, la transformation amenée par le revenu de base rendra caduques ces questions, libérant l’expression de la créativité, que ce soit pour une oeuvre ou pour la vie.

Article initialement paru le 22 août 2013 sur Le Tadorne.

Il m’est souvent arrivé de regretter chez nombre de mes collègues du spectacle vivant le manque d’appétit, affiché ou profond, pour la chose politique. Certes il est toujours de bon ton de truffer les notes d’intention et les programmes de salles d’arguments vibrants expliquant la portée politique de tel projet, puisqu’il « parle de la société d’aujourd’hui » . Pour autant, dans les faits, le rapport à la politique et l’impertinence qui l’accompagne s’éteint bien souvent au seuil de l’institution, pour qui la ligne de carrière d’un artiste suit de plus en plus souvent la couture de son pantalon, et il devient parfois difficile de parler politique dans un milieu où (presque) tout le monde est « évidemment » de gauche.

J’aurais pu choisir de développer, à partir de ce constat de départ, tout un propos sur l’éducation populaire, mais je serais vite tombé dans la paraphrase de Frank Lepage et de ceux qui, avec lui, ont magnifiquement développé les réflexions récentes sur ce sujet. Non, ce qui motive cet article est un sujet qui, a priori n’a aucun rapport avec l’art : le revenu de base ou allocation universelle.

La première chose qui vient à l’esprit quand on parle d’argent et d’artistes en France, c’est le statut d’intermittent du spectacle. En lisant ce qui suit, les détracteurs de ce système et de leurs bénéficiaires ne manqueront pas de s’exclamer : « ça ne leur suffit plus d’avoir un régime de privilégiés, maintenant ils veulent carrément être payés sans bosser ! ». Mais je me dois d’apporter immédiatement deux précisions : par l’effet d’un choix qui découle de mon expatriation en Allemagne et non d’une perte de statut, je ne suis plus intermittent depuis plus de deux ans et suis donc extrêmement à l’aise avec le sujet. Et puis ce n’est pas une question d’argent. Ou pas que.

Ne pas travailler pour gagner pareil

Toute la question est celle de la contrepartie : « tout travail mérite salaire » comme on dit (ce qui n’est pas à discuter), mais ça n’empêche pas de s’interroger sur un changement de paradigme, loin d’être innocent, et qu’on pourrait résumer par « tout salaire mérite travail ». Cela ouvre un champ de discussion intéressant, puisque la haine de l’assisté, qui fleurit en France et ailleurs en Europe, repose sur le fait que des personnes en situation de fragilité récoltent une somme d’argent qui, même si elle ne leur permet pas de vivre décemment, n’est pas subordonnée à leur « effort » (Encore qu’on pourrait discuter de l’effort que représente le fait de survivre, sur le plan matériel et psychique, dans un monde où tout est orienté vers la consommation et le profit). Dans le même temps et paradoxalement, être « payé à ne rien foutre » passe bien tant qu’on peut justifier d’un contrat de travail en bonne et due forme.

Or la création artistique est un domaine où la question du travail est depuis longtemps un sujet complexe, et c’est ce qui nourrit une union situationnelle entre pauvres et artistes (qui, pour ne rien arranger, sont parfois les mêmes) face à cet élan de « précarophobie ». Le débat est insoluble en l’état, pour deux raisons : d’une part parce qu’il est éternellement difficile d’évaluer où commence et où finit le travail, et on sait que la rémunération ne correspond pour la plupart des artistes qu’à une infime partie du travail fourni. D’autre part parce que la notion de travail est indissolublement liée à la notion de métier, et la constance qui lui est attachée (on peut être intermittent, mais on demeure à tout moment comédien, metteur en scène, etc.). Or comme le dit Stefan Zweig, faisant l’analogie entre un voleur et un poète (ce qui plaira aux plus réactionnaires), « L’artiste n’est artiste que pendant la création, le coupable n’est vraiment coupable qu’à l’instant du délit ».

Parce que cette histoire de revenu de base pourrait bouleverser la société en général, et les pratiques artistiques en particulier.

L’artiste sans métier

Le premier avantage, libérateur entre tous de mon point de vue, repose sur la possibilité d’être, à l’instar de l’homme sans qualité, un artiste sans métier. Je précise que le métier est ici à prendre dans son acception sociale, et n’est pas à confondre avec l’expérience et la capacité : il s’agit ici de renoncer à avoir « un » métier, sans renier le fait d’avoir « du » métier (encore que l’expérience puisse parfois virer à la roublardise et aux tics esthétiques, mais c’est un autre débat. Ou pas.).

La possibilité de ne plus avoir de métier est tout à la fois une angoisse dans le système de représentation du monde tel qu’il va, et la possibilité d’une réelle émancipation. Parce que la liberté de créer, revendiquée par chacun et accessible dans une certaine mesure, est indissociable de la liberté de ne pas créer, qui est plus problématique, notamment sur un plan matériel. Celui qui veut être libre de créer quand il veut doit aussitôt renoncer à son statut intermittent pour des raisons réglementaires, et à la considération de l’institution, pour des raisons de « sérieux » : est-on vraiment un artiste « professionnel » quand on ne fait pas que ça ? Etant données les ruses déployées par beaucoup d’artistes intermittents pour « cacher » les activités annexes aux yeux de leurs pairs, il semblerait qu’il y ait en France un impensé spécifique sur ce point. La censure du monde professionnel en France est sur ce point au moins aussi forte que la censure administrative de Pôle-emploi : il n’y aurait d’artistes que ceux qui ne font que ça.

Essayons de nous projeter dans un monde où l’artiste, débarrassé de l’angoisse alimentaire, aurait le choix de créer un peu, beaucoup, à la folie. Ou d’être l’artiste d’un seul projet. Et être dans le même temps initiateur ou partie prenante d’autres projets sociétaux. En bref, être un citoyen en prise totale avec le monde dans lequel il vit, où pourraient être mis en cohérence le social, la création… C’est également, pour celui qui décide de se consacrer totalement à la création, la possibilité d’être plus productif ou du moins de se mettre en harmonie avec son rythme « naturel » de création .

Dans ce cas de figure, l’artiste est également dispensé de la nécessaire « cohérence institutionnelle » du parcours. C’est une règle non-dite en France, intériorisée par nombre d’artistes du spectacle vivant : il arrive un moment où, pour exister dans l’institution et « progresser », on finit peu ou prou par « passer les plats », expression du métier qui désigne les artistes qui font où on leur dit de faire. Evidemment c’est, comme pour les bobos, les bourgeois, les cons et les racistes, toujours l’autre.

On pourrait facilement objecter qu’une telle possibilité permettrait à n’importe qui de se prétendre artiste, et ouvrirait la place à l’imposture, à la faible qualité, bref au n’importe quoi. Je laisse à chacun le soin d’un examen de conscience sur l’automaticité du rapport entre soutien institutionnel et qualité.

Pour terminer sur ce point, je dirai qu’un avantage annexe mais non-négligeable serait dans une certaine mesure la fin de la jalousie entre artistes, puisqu’il n’y aurait plus cette distinction, que Frank Lepage décrit très justement comme étant profondément en phase avec le capitalisme, entre les artistes reconnus (les « bons »), à qui on donne les moyens de créer, et les autres, ceux qui rongent leur frein.

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Moyens d’existence et moyens de création

Ce qui nous amène à la question des moyens de création, qui ne sont pas à confondre avec les moyens d’existence. Car ce n’est pas, reconnaissons-le avec un joyeux groupe au revenu de base qu’on crée un opéra. Il faut des moyens, c’est une évidence. Mais là encore, de la même manière que le revenu de base n’est pas un empêchement de travailler autant qu’on veut et éventuellement d’accumuler de la richesse, il ne serait dit nulle part que tous les artistes doivent se débrouiller avec leur revenu de base pour assumer tout leur travail créatif.

Mais j’ai dans l’idée qu’un équilibre plus clair et plus naturel se dégagerait quant aux moyens réellement nécessaires à telle ou telle production, là ou à l’heure actuelle, l’ampleur des moyens de production, au même titre que la couverture presse et l’internationalité des tournées, est clairement un des moyens d’expression et d’évaluation du pouvoir. On mettrait fin au sempiternel débat entre art et divertissement, en permettant de mieux distinguer les artistes « essentialistes » des « commerçants » : l’idée est ici d’affirmer qu’il serait possible aux artistes pour qui la création relève d’une vraie nécessité de créer sans être écrasés par la rationalité économique du projet.

La réconciliation entre l’art et la société

Puisqu’on parle de phase, le repositionnement des artistes dans la même position de base que les autres citoyens (supprimant comme je l’ai dit plus haut l’idée du métier) aurait également l’avantage de mettre fin pour tous au contrôle social, qui est selon moi la négation absolue de l’idée de société.

En effet, on peut supposer, sans passer pour un dangereux irresponsable, que les mesures de contrôle des récipiendaires d’aides sociales coûtent plus cher en dégâts psychologiques et sociaux qu“elles ne rapportent d’argent par la détection de fraudes éventuelles. Sur ce plan, l’Allemagne a malheureusement un cran d’avance sur la France, puisque les bénéficiaires de l’équivalent du RSA doivent présenter tous les mois à un conseiller leur extraits de compte pour un contrôle strict des dépenses !

Pour en revenir au spectacle, le rapport aux spectateurs s’en trouverait lui aussi transformé, à plusieurs niveaux. En effet, le revenu de base ouvrirait la possibilité de rendre l’accès d’une partie de la production gratuit pour les spectateurs, par exemple les projets qui n’ont pas rendu nécessaire l’emploi d’une subvention supplémentaire pour leur financement. On peut penser également qu’avec l’afflux de petits projets (« petit » étant ici à prendre en terme de moyens et non de qualité), on assisterait sans doute à une forme de « relocalisation » partielle de la production, rendant l’idée de tournée facultative et liée à la nature même du projet, et non à la rentabilité économique. Cette gratuité, couplée à une relocalisation, ouvrirait pour chacun la possibilité d’une alternative accessible aux productions « commerciales », dont on déplore assez qu’elles forgent le goût de la majorité de façon descendante, et dans le sens d’un appauvrissement du sens. On pourrait de la même manière interroger les productions « officielles » comme celles du In d’Avignon, qui sur un autre plan qualitatif, dictent tout de même les normes esthétiques qui relèvent du « bon goût ».

On parle donc là, en remplacement d’une norme descendante, de la possibilité pour tous d’exercer la formation de son sens critique, de sa créativité personnelle, bref d’exercer son libre arbitre. On pourrait appeler une telle disposition, où il n’y aurait plus de fracture entre gros et petits spectacles, grands et petits romans… Hum, voyons… Ah ben tiens : l’Éducation Populaire ! La boucle est bouclée.


Article initialement paru le 22 août 2013 sur Le Tadorne.

Crédits photo : AttributionNoncommercial Eric Parker et Attribution Mumu Silva