Face à la disparition de l’emploi salarié et de la multiplication des formes d’activité, c’est autour de la notion de parcours d’activité qu’il faut repenser notre modèle de protection sociale et son financement.

La disparition irréversible de l’emploi salarié est une hypothèse qui mérite d’être sérieusement examinée. Plusieurs tendances persistantes ou émergentes convergent dans cette direction. Au-delà même des controverses habituelles sur les causes du chômage de masse (rigidité du marché du travail / insuffisance structurelle de la demande), chacun de nous peut observer un paradoxe banal : il n’est pas de décideur public qui n’affirme que le but ultime de l’action collective est la création d’emploi ; mais il n’est pas de gestionnaire, public ou privé, dont la compétence et la performance ne soit pas jugée sur sa capacité à « maîtriser la masse salariale », c’est-à-dire à détruire des emplois. Le modèle salarial né de la révolution industrielle ne devrait logiquement pas survivre à l’avènement de la civilisation numérique. Une étude maintes fois citée, publiée en 2013 par deux chercheurs d’Oxford1, estime que l’extension des capacités numériques (robotisation, big data, fonctions cognitives) devrait provoquer la suppression de la moitié des emplois salariés dans les pays industriels. Là où de nouveaux marchés se développent, les entreprises émergentes se structurent davantage sur le modèle de la chaîne de valeur élargie2 que sur celui de la production intégrée.

Le monde associatif, laboratoire permanent de l’hybridation des statuts d’activité

On ne peut cependant pas réduire cette tendance à l’alternative « tous salariés/tous entrepreneurs ». Le monde associatif est de ce point de vue un observatoire et, parfois à son corps défendant, un laboratoire permanent de l’hybridation des statuts d’activité. Il peut y avoir dans une même association des bénévoles « militants », impliqués dans la vie et la gouvernance de l’association, des bénévoles « sur mission », engagés pour un temps limité ou sur une action déterminée, des volontaires en service civique, indemnisés mais non salariés pour une période de moins d’un an, des stagiaires, des salariés précaires, le cas échéant intermittents du spectacle et des salariés en CDI. Une même personne peut occuper successivement plusieurs de ces statuts au sein d’une même association ; il est banal de voir le fondateur d’une association en être d’abord le président puis en devenir le directeur salarié. Il est également banal de voir administrateurs bénévoles et équipe salariée sur un pied d’égalité dans la gouvernance de l’association. Ces différents statuts d’activité ne correspondent donc nullement à des nécessités fonctionnelles mais sont instrumentés selon les opportunités de financement. S’il existe dans les associations des contrats de travail, des conventions collectives et parfois des conflits du travail, force est tout de même de constater que la dimension essentielle du contrat de travail, le rapport de subordination, en est le plus souvent absente.3

Du point de vue des personnes qui occupent ces différents statuts d’activité, il s’agit souvent de stratégies plus ou moins contraintes d’accès à l’emploi. Cela va évidemment sans dire pour les stages, mais les expériences bénévoles sont de plus en plus valorisées dans les CV ; le service civique, malgré toutes les précautions prises pour éviter d’en faire un substitut à l’emploi, est cependant considéré comme une expérience valorisable et donc un marchepied vers l’emploi. Une étude publiée par France Bénévolat (pdf) et Solidarité Nouvelle face au Chômage a montré que « le bénévolat permet aux demandeurs d’emploi de mieux faire face au chômage, par l’échange réciproque, l’utilité sociale et le souci de l’autre. Il aide les personnes à se maintenir dans une dynamique positive pour la recherche d’un emploi. En ces termes, il apporte une contribution pour aller vers l’emploi. »

On retrouve cette déclinaison des statuts d’activité à l’autre bout de la vie active, chez les seniors actifs (entre 55 et 75 ans) où l’on observe un pic de l’engagement bénévole mais aussi, du moins chez les cadres et professions intellectuelles, la prolongation de l’activité professionnelle sous le statut d’auto-entrepreneur ou plus largement de consultant, parfois même au service de l’entreprise que l’on vient de quitter comme salarié. Autrement dit l’opposition entre activité et inactivité se brouille en même temps que les séparations entre vie professionnelle et vie privée, engagement professionnel et engagement bénévole, etc. Chacun d’entre nous se construit, au gré des envies, des opportunités et des contraintes, un parcours d’activité enchaînant les statuts successifs ou simultanés (cf. le phénomène des slashers).

Cette diffraction de l’activité pose deux problèmes majeurs à notre organisation économique et sociale. Du point de vue de la société, la création de richesse cesse d’être identifiable, localisable et quantifiable dans des unités de production « discrètes », c’est-à-dire séparées les unes des autres, et résulte désormais de chaînes de valeur en recomposition permanente, au sein desquelles production de biens et de services d’une part, production d’externalités positives ou biens communs d’autre part sont étroitement mêlées.

L’inclusion dans un système de protection sociale ne peut plus être fondée sur le statut professionnel

Par ailleurs, c’est toute l’assiette de la fiscalité (au sens large, y compris les cotisations sociales) qui est ainsi remise en cause, bien au-delà de la seule optimisation fiscale pratiquée à grande échelle par les GAFA. Du point de vue des individus, l’inclusion dans un système de protection sociale (maladie, vieillesse, risques professionnels, formation permanente) ne peut plus être fondée sur un statut d’emploi porté par un employeur pour les salariés, ou une branche professionnelle pour les professions libérales, entrepreneurs et travailleurs indépendants.

C’est à cette double difficulté qu’il faut confronter l’hypothèse du revenu universel de base. Du côté de sa distribution, il répond incontestablement à l’objectif d’affiliation universelle des individus à la protection sociale dans la diversité et l’imprévisibilité de leurs parcours d’activité. On considère alors que la plus grande partie des prestations sociales spécifiques (famille, chômage, vieillesse, maladie, handicap) est remplacée par le revenu universel de base. Mais il faut simultanément réfléchir à son efficacité économique du côté de son financement. Le fait que le salaire cesse d’être la principale assiette de financement de la protection sociale fait optiquement baisser le coût du travail. Les charges sociales doivent alors être remplacées par une « taxe universelle de base » sur l’ensemble des activités créatrices de valeur, de type TVA, applicable à tout type de rémunération du travail et du capital, indépendamment du statut lié à cette rémunération : travail indépendant, prestation de service, partage de bénéfice entre associés ou salaire.

La notion de parcours d’activité conforte la nécessité du revenu universel de base mais montre aussi que celui-ci est inséparable d’une refonte globale du système de protection sociale et de son financement. Au-delà du revenu, c’est l’inclusion et la protection des individus qui doit être conçue et financée tout au long de leur parcours, indépendamment de leur statut et de leur rémunération à chaque étape de celui-ci.


1 Carl Benedikt Frey & Michael Osborne, The Future of Employment, Oxford Martin Program, Oxford University Engineering Sciences Department, sept. 2013. 

2 Chaîne de valeur « élargie » car elle intègre non seulement l’ensemble des relations avec les clients et les fournisseurs mais aussi les relations collatérales de l’entreprise : environnement institutionnel, systèmes collaboratifs, clusters, etc.

3 Cela n’empêche évidemment pas certaines associations employant beaucoup de salariés, notamment dans le secteur des services à la personne, de se comporter purement et simplement comme des entreprises.

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