#Spoileralert : Non ! Les mesures actuellement envisagées par le gouvernement espagnol n’ont rien à voir avec un revenu de base universel. L’article qui suit offre une explication exhaustive et tombe à point nommé alors que le traitement médiatique à l’international a provoqué une confusion sur la mesure en cours de discussion dans le gouvernement espagnol. Il a été rédigé par Leire Ricón, doctorante en sciences politiques à l’université de Barcelone et a été originalement publié le 10 avril sur le site du Basic Income Earth Network (BIEN).

Quelques éléments de contexte sur le système de protection sociale espagnol pour nos lecteurs·trices francophones

Appliqués au niveau des régions (Comunidades Autonomas), les filets de protection sociale espagnols ont des trous béants : seuls 8% de la population vivant sous le seuil de pauvreté (775€/mois) – 22% au total – sont bénéficiaires des minimas sociaux. Début avril, le gouvernement espagnol a annoncé sa volonté de mettre en place un dispositif d’urgence pour assurer un revenu minimum à la population la plus fragilisée par le contexte de crise sanitaire, devenue sociale et économique. Si cette mesure qui doit entrer en vigueur dès le mois de mai s’avère nécessaire pour assurer rapidement un revenu de subsistance aux ménages les plus précaires, la Red Renta Básica et le mouvement citoyen Marea Básica contre le chômage et la précarité ont émis de sérieuses critiques à son encontre. Ces collectifs dénoncent les montants extrêmement faibles et la conditionnalité de son octroi (voir cet article en espagnol). Il s’agit selon eux d’une occasion manquée d’impulser une véritable politique de protection sociale rompant avec la logique de conditionnalité et marquant un vrai tournant avec les politiques d’austérité qui ont gravement affectées le pays en une décennie.

Une mesure ni individuelle, ni inconditionnelle, ni universelle

En pleine crise du coronavirus et suite aux bouleversements sociaux et économiques qu’elle a déclenché, de nombreux économistes, journalistes et personnalités publiques et politiques ont plaidé pour la mise en place d’un revenu de base universel. Toutefois, le décalage est grand entre le débat public et médiatique sur la mise en place imminente d’un revenu de base universel et les mesures politiques envisagées par nos gouvernements en réponse à la crise économique et sanitaire.

En Espagne, le gouvernement de coalition a évoqué sa volonté de mettre en place un revenu minimum d’existence (ingreso minimo vital, en espagnol) afin de pallier le ralentissement économique en cours. Certains médias (Bloomberg, the independent, Business Insider, The Local, or Forbes) ont utilisé le concept de revenu de base universel pour faire référence aux mesures politiques actuellement à l’étude en Espagne, alors que le dispositif s’apparente en fait davantage à un revenu minimum. Le terme de revenu de base a même été utilisé par une journaliste espagnole dans une interview avec la troisième vice-présidente du gouvernement espagnol, Nadia Calviño, lorsqu’elle l’a interrogée sur la politique de revenu minimum vital actuellement en étude.

Malgré l’insistance des médias à utiliser le terme de revenu de base, la mesure en question est loin d’être une politique véritablement universelle et inconditionnelle. Bien que le gouvernement espagnol soit encore en train d’examiner les détails de sa mise en œuvre, le ministre de la sécurité sociale et des migrations, José Luis Escrivà, a confirmé dans une récente interview que cette politique est un revenu minimum destiné aux ménages vulnérables et que son montant dépendra du nombre de personnes et d’enfants qui les composent. À titre d’exemple, il est prévu que les familles monoparentales recevront des montants plus élevés. Un article récent de La Vanguardia, annonce un montant fixé à 500 euros pour les personnes vivant seules et ne disposant d’aucun revenu, et à 1000 euros pour les familles avec enfants. Actuellement, le ministère de la sécurité sociale et des migrations élabore une typologie des ménages espagnols et travaille à une première estimation du nombre de futur·e·s bénéficiaires. En résumé, bien que le montant n’ait pas encore été clairement défini, on sait d’ores et déjà que cette mesure ne sera pas temporaire mais permanente et remplira la fonction d’un minimum social, plus pérenne et plus sécurisant que les autres types de prestations déjà existantes.

Nous savons également qu’il s’agira d’un versement en espèces non imposable qui s’ajoutera aux politiques de protection sociale déjà existantes et ce de différentes manières. Les chômeurs·euses en fin de droit pourront y avoir accès, de même que celles et ceux qui n’ont pas droit aux allocations de chômage s’ils remplissent les critères d’obtention. Il importe de préciser qu’il s’agit en principe d’une allocation permanente, qui ne prendra fin que lorsque le/la bénéficiaire aura un emploi. Une telle mesure est particulièrement pertinente pour cibler des groupes de personnes vulnérables, comme les travailleurs·euses domestiques sans contrat ou les travailleurs·euses indépendant·es qui ont vu leur activité prendre fin. Selon la ministre de l’emploi Yolanda Diaz, cette mesure pourrait bénéficier à un total de 5 millions de personnes, soit près de 10 % de la population espagnole.

Bien qu’elle complète les politiques actuelles de plusieurs manières, cette mesure est loin de constituer un revenu de base. Elle n’est pas individuelle, ni inconditionnelle ni universelle, trois des principales caractéristiques de la politique dite de revenu de base universel que certains médias utilisent pour qualifier la future politique qui sera mise en œuvre en Espagne. Bien au contraire, le “revenu minimum vital” actuellement à l’étude est une prestation non imposable de dernier recours destinée aux ménages les plus vulnérables. Il sera accordé aux ménages et non aux individus, et s’apparente ainsi davantage à une politique de minimum social, comme le résume le tableau ci-dessous :

Caractéristiques Revenu minimum vital (mesure en cours d’implémentation en Espagne) Revenu de base universel
Universel non oui
Inconditionnel non, l’aide est conditionnée en fonction de la composition du ménage et des revenus disponibles oui
Individuel non, l’aide est distribuée aux ménages oui
Revenu monétaire oui oui
À caractère non contributif oui oui

Au-delà du coronavirus

Le “revenu minimum vital” qui figure actuellement en haut de l’agenda politique en Espagne n’est pas uniquement pensé comme une réponse à la crise du coronavirus. Il faisait partie de l’accord gouvernemental déjà signé en 2019 entre les deux partis de coalition PSOE et Unidas Podemos. Un montant d’environ 600 euros par personne était envisagé, avec un maximum de 1.200 euros pour certains ménages et son coût était estimé à environ 10 milliards d’euros. Dans une récente interview accordée à la chaîne La Sexta, la troisième vice-présidente Nadia Calviño a annoncé que l’introduction du revenu minimum vital se voulait une première version de la politique convenue dans l’accord gouvernemental de 2019. Ainsi, indépendamment de la forme que prend cette politique aujourd’hui, sa mise en œuvre devrait être structurelle et permanente.

Le terme de revenu de base universel dévoyé une nouvelle fois

Une fois de plus, plusieurs médias ont utilisé à tort le terme de revenu de base universel pour qualifier des politiques qui en sont pourtant encore loin. En fait, l’ensemble des politiques d’urgence mises en place en réponse au coronavirus s’inscrit dans la même logique de ciblage et de conditionnalité. Ceci se traduit par un patchwork de prestations destinées à couvrir des besoins différents et pour lesquelles les taux de non-recours sont élevés. Le gouvernement a d’ores-et-déjà mis en place différentes mesures d’urgence en réponse à la crise sanitaire : on compte parmis elles la simplification du recours au chômage technique pour les entreprises (“ERTE”) afin de prévenir le chômage de masse, mais aussi un gel des prêts hypothécaires, des mesures d’exonération fiscale pour les travailleurs·euses indépendant·es, ainsi que des indemnités pour celles et ceux qui ont vu leur activité considérablement réduite. Si ces différentes mesures font sens, elles appartiennent néanmoins à la même rhétorique qui consiste à bricoler un patchwork de programmes plutôt que de travailler à la construction d’un véritable filet de sécurité efficace pour tout le monde, comme pourrait l’être le revenu de base universel. Il importe de rappeler qu’en raison de la complexité des différentes conditions et critères d’obtention, nombreux·ses sont les ayant-droits écarté·es de ces divers programmes dont les procédures administratives sont complexes et excluantes.

Les prochaines étapes

Le débat politique actuel porte sur les détails techniques du revenu minimum vital, notamment sur le montant, les groupes cibles et le modèle de financement. Mardi 7 avril, Alberto Garzon a déclaré dans une interview que l’Espagne appelle l’Europe à une « sortie partagée », avec des fonds adaptés sans qu’il s’agisse de prêts. M. Escrivà avait déjà fait un calcul pour une politique de ce type, lorsqu’il était président de l’AIREF (autorité indépendante pour la responsabilité fiscale). Avec 1,8 million de bénéficiaires, le coût s’élèverait à environ 5,5 milliards d’euros. Ce calcul est basé sur un montant de 430 euros pour les ménages dont le revenu disponible serait compris entre 263 euros et 497 euros par mois, selon le nombre d’individus du foyer. Son coût descendrait à 3,5 milliards d’euros si des prestations similaires étaient supprimées. Toutefois, ce calcul est grandement remis en question et est rendu obsolète par la crise sanitaire, sociale et économique en cours.

Quelques mots sur le processus de mise en place politique

Cette politique d’urgence s’est considérablement affinée lors d’une réunion entre Pablo Iglesias, la Ministre de l’emploi Yolanda Díaz, le Ministre de l’inclusion de la Sécurité Sociale et de la Migration Jose Luis Escrivà, ainsi que plusieurs représentant·es de groupes d’intérêts clés en Espagne, dont des ONG comme Oxfam, Cáritas, la FACUA (une association de défense des consommateurs·trices) Cermi (une association de défense des personnes en situation de handicap), ainsi que différents syndicats dont la Confédération syndicale des Commissions ouvrières (CCOO) et l’Union Générale des Travailleurs (UGT). La Confédération espagnole des entreprises (CEOE), principale organisation patronale du pays a, quant à elle, refusé de participer aux discussions. Cependant, Pablo Iglesias a été en contact téléphonique avec des personnalités clés du monde des affaires et du secteur bancaire qui ont parlé positivement de cette mesure, et a également été en contact avec Antonio Garamendi, le président de la CEOE, avec lequel il a échangé quelques données.

Un revenu minimum vital transitoire pour répondre à l’urgence

Étant donné que la mise en place de cette proposition de revenu minimum prendrait environ trois mois le gouvernement a travaillé à la mise en place d’une mesure “transitoire” (IMVP, ingreso minimo vital puente), qui serait appliquée en urgence. Le 16 avril, le gouvernement a annoncé vouloir le rendre effectif dès le mois de mai. Ce revenu minimum vital transitoire serait compris entre 500 et 950 euros par ménage, selon le nombre d’enfants, il sera aussi versé aux personnes seules dont les revenus sont inférieurs à 200 euros ou inférieurs à 450 euros si le ménage est composé de deux personnes ou plus. Le montant des prestations sera plus élevé pour celles et ceux qui ont des enfants à charge. Le gouvernement a annoncé que cette mesure est temporaire et devrait être en vigueur pendant une durée de 3 mois, jusqu’à l’approbation du revenu minimum vital permanent.

Dans une interview récente, le ministre José Luis Escrivà a estimé le nombre de bénéficiaires de cette mesure d’urgence à 1 million de ménages, dont 10% de ménages monoparentaux et 3 millions d’individus. Il a également précisé que cette prestation ne serait pas annulée immédiatement après le retour à l’emploi du/de la bénéficiaire mais prendrait fin quand sa situation économique sera à nouveau stabilisée.

Bien que les détails du dispositif ne soient pas encore tous tranchés, il est évident que cette mesure est loin de s’apparenter à un quelconque revenu de base et elle semble encore plus éloignée de son objectif de réduction de la pauvreté dans le pays. Selon le dernier rapport du Réseau Européen Contre la Pauvreté et l’Exclusion , l’Espagne en 2019 comptait 12,3 millions de personnes en risque de pauvreté et d’exclusion sociale. Le dispositif en cours de discussion ne toucherait qu’à peine le tiers d’entre elles.


Traduction : Elena Ambühl

Crédit photo : Antonio Marín Segovia