Il y a quelques jours sur Facebook, Franck Lepage parlait en termes peu flatteurs de « cette saleté de revenu de base ». Frédéric Bosqué, entrepreneur humaniste, co-fondateur du MFRB et du projet Tera, lui répond dans cette tribune.
Mon très cher Franck,
Parce que j’ai une haute estime pour ton travail qui m’a, Ô combien, inspiré, je prends ma plume pour éclairer quelques éléments de ton discours à charge sur un des revenus de base… qui est loin de représenter tous les autres. Je n’ai pas bien compris cette inquisition, ou du moins pas au début…
A t’entendre, ou plutôt à te lire, il semble que tous les revenus de base se valent… Pourtant tu n’en as retenu qu’un seul à l’idéologie néolibérale et tu as ensuite fusionné tous les autres sous cette bannière destructrice des valeurs communes que pourtant nous portons ensemble. Mais pourquoi donc cette simplification, cet amalgame douloureux ? Si je ne t’avais pas vu porter le même étendard que moi dans tes conférences gesticulantes, je n’aurais même pas répondu à ce déballement d’arguments de surface, totalisant et sans nuance, à cette caricature indigne des valeurs qui nous rassemblent… Heureusement, et sans réserve, je ne te réduirai pas à ce texte… Car il semble qu’au mieux tu ne connais pas tous les revenus de base, et qu’au pire, tu as écarté, voire ignoré, ceux de notre propre camps, pour mieux taper sur celui que tu choisis comme symbole de tous…
Sincèrement, je préfère quand tu parles des retraites, des projets et de la culture. Mais question économie, il semble que tu sois plus un porte-voix qu’une voix qui porte… Mais qui donc parle au travers de toi ? Arrêterais-tu de respirer en condamnant l’air que tu respires sous prétexte qu’avec cet air, un tueur a tué un enfant sans défense ? Serait-ce que tu ferais, toi, au revenu de base ce que d’autres on fait à l’éducation populaire ?
Je ne pense pas que tu sois de si mauvaise foi. Je pense plutôt que tu veux nous prévenir des dangers de l’idéologie qui se cache derrière certains types de revenus de base… Et c’est parce que j’ai une haute estime de ton travail que j’ai décidé de reprendre la plume pour apporter certains éclaircissements sur le revenu de base que nous sommes nombreux à défendre, afin que chacun puisse, à partir de nos deux points de vue, se faire le leur… J’aurai plaisir à en discuter avec toi autour d’un bon vin et un bon repas avec des ami-e‑s communs comme il se doit à une bonne dispute entre frères de sens.
Qu’est ce qui te fais dire que TOUS les gens fatigués et des milliers de décroissants se suffiraient de ces huit-cents euros ? Il y a là un fort préjugé que je t’invite à venir par toi même vérifier en décrochant ton parachute idéologique pour atterrir auprès de ces citoyens que tu juges un peu vite d’une hauteur si lointaine… en te rapprochant d’eux, jusqu’à ce que tu sentes la chaleur de leur respiration tranquille. Tu verras que, s’ils baissent les bras, c’est pour semer ce que d’autres mangeront demain, pour construire les maisons que d’autres habiteront demain, pour recueillir, filtrer et recycler l’eau que d’autres boiront demain, pour poser les panneaux solaires, les éoliennes qui produiront demain l’énergie de ceux qui auront appris à la consommer avec un peu plus de modération afin que leurs enfants ne finissent pas avec trop de boue dans leur poumon…
Tu verras que non seulement ils ne renoncent à rien des projets de la fin du salariat et du patronat, défendu dans les textes fondateurs de la CGT. Mais plus que cela, tu verras qu’ils préparent son avènement en s’émancipant le plus possible des aliénations qui conditionnent leur vie, à savoir un travail forcé et son lien de subordination. Je pense que nous gagnerions à respecter mutuellement ceux qui, justement, œuvrent pour un autre monde, fut-il post-capitaliste et DONC post-marxiste… Nous ne croyons pas que le salariat soit l’alpha et l’omega de toute évolution sociale mais une étape dans l’émancipation qui nous conduit vers un travail librement choisi dans le secteur marchand ou pas.
Tu critiques un revenu de base qui ne serait financé QUE via l’impôt. C’est une nouvelle fois une méconnaissance de tous les revenus de base. En effet, pour certains, notre idée est aussi de contre-garantir ce revenu de base par une production relocalisée, vitale et durable échangées en monnaie citoyenne locale, ce qui nous permet de ne plus dépendre des multinationales qui produisent et distribuent aujourd’hui 80% des produits consommés. En contre-garantissant cette monnaie citoyenne locale par des euros déposés sur un compte épargne éthique, on prive les banques commerciales de leur base de monnaie centrale qu’elles ne peuvent plus démultiplier par le crédit au seul usage des marchés financiers. Par le fait de déposer cette monnaie centrale sur le compte épargne de banques plus éthiques, nous leur offrons la possibilité de générer du crédit vers l’économie réelle et nous contribuons ainsi à libérer les acteurs économiques que sont les ménages, les entreprises et les collectivités de cet anneau qu’ils ont tous dans le nez que l’on nomme la dette… Nous mettons progressivement fin à l’accumulation des intérêts financiers dans la structure des coûts des biens, services et information vitaux aux citoyens.
Ce cercle vertueux, amorcé par un revenu d’autonomie (revenu de base en monnaie citoyenne locale) conduit à l’émancipation des acteurs, leur permettant de retrouver une capacité d’épargne et donc de gagner une plus grande indépendance des marchés financiers et du marché de l’emploi contraint et forcé contre de la monnaie… Et cela tout de suite, sans attendre le grand soir où on rasera gratis pour se réveiller le matin avec la tête dans le c…
Libre à ceux qui veulent continuer à équilibrer les conditions matérielles entre acteurs du secteur marchand (employé et actionnaire) de le faire… Mais ne réduisons pas la lutte à cela, car un jour ces deux rôles ne seront qu’une infime partie dans l’activité humaine… Tant d’activités humaines n’ont pas besoin de contrepartie en monnaie pour que leurs fruits soient donnés ou échangés entre les vivants ! Non, nous ne baissons pas les bras, nous élevons nos comportements au niveau de nos valeurs… et ces valeurs visent à dépasser la société de production pour entrer dans la civilisation de l’émancipation !
Dire que nous allons supprimer les salaires, les retraites et tous les acquis sociaux est là aussi un jugement à charge sur quelques propositions de revenus de base ultra-libérales et met de côté tous ceux qui s’engagent au contraire à ne rien toucher aux allocations supérieures au revenu de base… voire qui s’engagent à bien plus !
Je pense que ce que tu n’as pas vu, surement à cause de la hauteur que tu prends avec ton parachute idéologique, que je t’invite une nouvelle fois à lâcher, c’est que la ®évolution du revenu de base, c’est d’abord la coupure nette et définitive entre mon revenu d’existence et ma participation directe et forcée à la production de biens, de services et d’informations exclusivement aux fins de les vendre sur un marché contre de la monnaie. Il ne s’agit pas de mettre fin à l’ordre marchand mais de le remettre à sa place comme un rivière qui a débordé.
Avec un revenu de base suffisant, c’est à dire qui donne la possibilité à un citoyen à dire non ou oui à une activité marchande, des pans entiers de l’économie capitaliste vont s’effondrer faute de citoyens à exploiter. Et en même temps, des pans entiers de l’économie de marché vont être revalorisés car les citoyens ne reviendront bosser que contre un revenu et des conditions matérielles meilleures. Je ne crois pas que tout entrepreneur est un démon ni que tout salarié soit un ange… Je crois que certains des deux parties puisent sur leur organisation bien plus que ce qu’elle peut leur rendre. Un revenu de base libérera l’entrepreneuriat sous toutes ses formes : auto-entrepreneur, artisan, commerçant, agriculteur, société anonyme ou pas, à responsabilité limitée ou pas et enfin association, coopérative et collectivités territoriales… Je pense qu’une fois libéré de la soumission à un contrat marchand, chacun pourra se joindre à l’organisation qui lui ressemble le plus, quelle qu’en soit la forme juridique.
En fait l’instauration d’un revenu de base inconditionnel suffisant, associé à la réappropriation de l’appareil de production, des réseaux de distribution, des moyens d’échanges, des revenus et de la gouvernance, va nous faire entrer dans une civilisation où les humains pourront enfin expérimenter le chemin de leur propre bonheur dans le respect de tous les vivants.
Tu soulignes que salaire et cotisation sont une conquête ! Oui, c’est vrai bien sûr ! Mais ce n’est pas en faisant évoluer la bougie que nous sommes arrivés à l’ampoule électrique ! Au lieu de nous arc-bouter sur un modèle qui nous vient de l’aire industrielle où les humains étaient attachés à leur machine, nous avons à nous lancer vers le monde qui vient où la partie immatérielle de notre travail va augmenter de façon exponentielle, où son intermittence va s’amplifier. Nos activités vont davantage ressembler à celles d’artistes qu’à celles de fonctionnaires, même si nous aurons bien sûr besoin des activités d’utilité écologique et sociale. C’est déjà le cas, mais dans les années qui viennent, cela va s’accélérer de façon exponentielle. Il ne s’agit pas de la fin du travail mais plutôt de la fin de l’emploi marchand conditionné par des rapports salariaux de maître à esclaves, ou d’enfant à parent que le patron soit un individu aveugle ou un collectif sourd.
Un revenu de base inconditionnel suffisant, associé à des communs dont l’accès sera garanti (alimentation, santé, éducation, culture, justice…) par contrats et conventions entre toutes les parties prenantes et pas seulement par une ou deux d’entre elles, nous libérera au contraire de cette vision d’un passé lointain où il nous fallait lutter les uns contre les autres pour vivre mieux et plus longtemps !
Nous sommes nombreux à dire que pour instaurer un revenu de base inconditionnel, la première étape est de réaliser une révolution immobile, c’est à dire que son instauration ne doit ni augmenter les impots ni diminuer les allocations. Autrement dit, on ne prend que les cotisations de solidarité, on laisse donc tel quel les cotisations assurantielles – chômage, maladie — et les revenus de transfert, comme les retraites par exemple, et on fusionne une grande partie de ces 152 mesures de solidarité, si complexes et obscures que l’on n’y comprend plus rien, en une seule qui l’on donne à tous les citoyens sans contrôle ni exigence de contrepartie. Une fois ce nouveau droit créé, comme pour la naissance de congés payés en 1936, qui n’étaient que de quinze jours, nous faisons progresser ce droit vers un niveau suffisant pour que chaque citoyen puisse dire oui ou non à une activité marchande.
En fait, ce n’est qu’à la fin que j’ai compris pourquoi tu avais besoin de fusionner tous les revenus de base dans celui qui est le plus néolibéral… avec sans doute une certaine mauvaise foi qui prête à sourire un peu comme dans tes conférences gesticulées… Mais là, je trouve que tu tires à vue contre les frères de ton propre camp et cela est peu fraternel… En fait, à la fin de ton message, tu défends le salaire à vie de notre ami Bernard Friot CONTRE le revenu de base… et pour cela il est important que le revenu de base soit une merde néolibérale. Bon, ici se trouve notre désaccord. Si je crois à l’analyse de Bernard, je ne crois pas à sa réponse qui est portée par un modèle idéologique qui nous vient d’un passé révolu.
Cela n’a rien de mal, c’est juste que je n’y crois pas. Cela ne fait ni de lui, ni de toi, ni du réseau salariat une merde néo-marxiste. Cela fait juste de nous des volontaires qui veulent proposer l’alternative qui nous convient le mieux… Il s’agit de préférer telle ou telle stratégie, tel ou tel choix de société. Celui qui résulte du salaire à vie me convient moins que celui qui résulte d’un revenu de base inconditionnel et suffisant.
D’ailleurs je te renvoie ici à l’article que j’avais écrit il y a quelques temps : Citoyen ou salarié à vie ? Analyse critique du « salaire à vie » de Bernard Friot
Tu verras… le ton y est amical sur les personnes et il appelle à une discussion fraternelle entre nous, moins pour lancer des anathèmes simplificateurs les uns sur les autres mais pour construire de vrais désaccords. Je serais d’ailleurs toujours ok pour inviter Bernard à notre repas pour nous disputer en toute fraternité !