Pour continuer notre cheminement sur les sentiers de la critique radicale du travail-emploi, selon la formulation d’André Gorz, le cinquième épisode nous fera rencontrer notamment Karl Marx critique radicale (à la racine) de l’économie politique et Nobert Wiener pour prise en considérations des effets de la production cybernétique sur la valeur travail et dans deux dimensions : économique et morale.

Pour agrémenter (?!) le texte quelques emprunts supplémentaires à quelques bons auteurs…

Le célébrissime Fragment sur les machines dans les Grundisse de Karl Marx, est daté de 1857, soit dix ans avant le Capital et a donné lieu a de multiples débats, controverses et réfutations.

Nonobstant, la remise en situation et remise en question de la valeur assise sur le temps de travail, nous paraît aujourd’hui plus actuelle et potentiellement disruptive dans l’économie totalitaire du néolibéralisme. La robotisation dopée à l’Intelligence Artificielle (IA), l’irruption de ChatGPT, actualise, « modernise », les analyses et anticipations de Marx. Le temps de travail, n’est plus, ne peut plus être la mesure de la valeur. C’est explicitement écrit dans le texte cité.

L’article documenté de Matteo Pasquinelli (Les Mondes du travail, n°24 – 25, novembre 2020), un texte d’importance que l’on pourra lire dans le texte de l’épisode n°6, confirme l’analyse de la baisse tendancielle du temps de travail comme mesure de la valeur. Ce déclin est porteur de lourdes tendances potentiellement explosives sur la plan politique.

Dans Temps, travail et domination sociale (éd. Mille et une nuits, 2009), Moishe Postone actualise le Fragment avec une argumentation solidement construite. L’organisation du travail selon les modalités capitalistes est une forme de domination politique par l’imposition d’un sur-travail (la plus-value, la survaleur sont du surtravail capitalisé). Postone assume le fait, d’être entièrement à contre-courant des marxismes orthodoxes, officiels…

De façon absolument plus modeste et bien plus fragile, le texte ci-dessous propose une lecture de Marx, « actualisée », « confirmée »(?) par Norbert Wiener, « père » de la cybernétique qui s’est également intéressé au temps de travail nécessaire dans un économie largement automatisée, robotisée. Son interpellation des syndicats étasuniens appelle urgemment à une actualisation en 2024.

Allons aux textes.

1- Machinisme et temps de travail. Grundisse (fondements), Karl Marx.

« L’échange de travail vivant contre du travail objectivé – c’est-à-dire la position du travail social sous la forme de l’opposition entre capital et travail salarié – est le dernier développement du rapport de valeur et de la production reposant sur la valeur. Sa présupposition est et demeure : la masse de temps de travail immédiat, le quantum de travail employé comme facteur décisif de la production de la richesse. Cependant, à mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse effective dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour – leur puissance efficace – n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt de l’état général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de cette science à la production. […] La richesse effective se manifeste plutôt – et c’est ce que dévoile la grande industrie – dans l’extraordinaire disproportion entre le temps de travail employé et son produit, tout comme dans la discordance qualitative entre un travail réduit à une pure abstraction et le pouvoir du processus de production qu’il contrôle. Ce n’est plus tant le travail qui apparaît comme inclus dans le processus de production, mais l’homme plutôt qui se comporte en surveillant et en régulateur du processus de production. […]

Le vol du temps de travail d’autrui, sur lequel repose la richesse actuelle, apparaît comme une base fondamentale misérable comparée à celle, nouvellement développée, qui a été créée par la grande industrie elle-même.

Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse et doit nécessairement cesser d’être sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des puissances universelles du cerveau humain. (Nous soulignons).

Cela signifie l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange, et le processus de production matériel immédiat perd lui-même la forme de la pénurie et de la contradiction.
C’est le libre développement des individualités, où l’on ne réduit donc pas le temps de travail nécessaire pour poser du surtravail, mais où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la formation artistique, scientifique…etc., des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous.

[Ne s’agirait-il d’une anticipation du projet d’André Gorz : Bâtir la civilisation du temps libéré, une anticipation de l’otium pour tous et de la scholé généralisée ?]

Le capital est lui-même la contradiction en tant que processus, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. C’est pourquoi il diminue le temps de travail sous la forme du travail nécessaire pour l’augmenter sous la forme du travail superflu ; et pose donc dans une mesure croissante le travail superflu comme condition – question de vie ou de mort – pour le travail nécessaire.
D’un côté donc, il donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature comme à celles de la combinaison sociale et du commerce social pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui y est employé.
De l’autre côté, il veut mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créée.
Les forces productives et les relations sociales – les unes et les autres étant deux côtés différents du développement de l’individu social – n’apparaissent au capital que comme les moyens, et ne sont pour lui que des moyens de produire à partir de la base fondamentale bornée qui est la sienne. Mais en fait elles sont les conditions matérielles pour faire sauter cette base. […]
La nature ne construit ni machines, ni locomotives, ni chemins de fer, ni télégraphes électriques, ni métiers à filer automatiques…etc. Ce sont là des produits de l’industrie humaine : du matériau naturel, transformé en organes de la volonté humaine sur la nature ou de son activation dans la nature. Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme : de la force de savoir objectivée. Le développement du capital fixe indique jusqu’à quel degré le savoir social général, la connaissance, est devenue force productive immédiate, et par suite, jusqu’à quel point les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général, et sont réorganisées conformément à lui. Jusqu’à quel degré les forces productives sociales sont produites, non seulement sous la forme du savoir, mais comme organes immédiats de la pratique sociale ; du processus réel de la vie. »

Karl Marx, Manuscrits de 1857 – 1858 (« Grundrisse »)
Les Éditions sociales, Paris, 2011, p. 660 – 662
Traduction de Jean-Pierre Lefebvre (modifiée)

2 – Le remplacement massif des hommes par la machine. Cybernétique

Nobert Wiener, l’un des pionniers de la cybernétique (Cybernétique et société, vient d’être réédité en collection de poche), écrivait : “Si les hommes sont en concurrence avec des esclaves mécaniques, il est “logique”, “normal” qu’ils soient traités comme des esclaves.”

Une intéressante et prémonitoire la lettre que Nobert Wiener écrivit à Walter Reutcher, président du syndicat des ouvriers de l’automobile américain :

« Je propose la chose suivante. En premier lieu, que vous vous intéressiez à la menace imminente du remplacement massif des travailleurs par la machine – qui se substitue, non pas à l’énergie des travailleurs, mais à leur jugement – pour adopter une politique sur la question.

[…].

Si vous décidez que cette question ne mérite pas qu’on s’y penche sérieusement, vous me mettrez dans une position très difficile. Je ne veux en aucun cas contribuer à planter un couteau dans le dos des travailleurs, or je sais pertinemment que toute main‑d’œuvre, dès lors qu’elle est mise en concurrence avec un esclave, que l’esclave soit humain ou mécanique, doit accepter les conditions de travail de l’esclave ».

Cette correspondance est datée du 13 août… 1949.

A rapprocher du texte de 1857, cité plus haut. Marx, Wiener font la même analyse et prescription : la remise en cause du surtravail imposé par le capitalisme.

Les prévisions et les craintes de Nobert Wiener se trouvent confirmées par les 2 livres de Erik Brynjolfsson et Andrew Mc Fee : Le deuxième âge de la machine et « Des machines, des plateformes et des foules » (éd. Odile Jacob, 2015, 2018).

« L’ordinateur et les diverses technologies numériques font ce que j’appellerai la puissance intellectuelle – la capacité d’utiliser notre cerveau pour comprendre et façonner notre environnement – ce que la machine et ses rejetons ont fait pour la force musculaire »

Les machines numériques, cybernétiques contemporaines se substituent souvent aux capacités intellectuelles de l’homme et plus seulement à sa force musculaire. C’est bien là la nouveauté de la production numérique. Les gains de productivité sont conséquents :

« En réalité, il suffirait à un Américain de travailler en moyenne 11 heures par semaine pour produire ce qu’il produisait en 40 heures en 1950 »

Le revenu de base, nécessairement

Le capitalisme sans frein, le pur capitalisme risque de laisser une fort importante population au bord de la route (les exclus, inutiles au monde) qui pourrait être tentée ou contrainte à la révolte.

« Certains économistes redoutent le possible échec de ce type de capitalisme. Beaucoup proposent une solution simple : donner aux gens de l’argent. […] que l’État donne une somme égale à chaque habitant, chaque année, sans essayer de savoir qui, en a besoin ou s’il faut donner plus à certains et moins à d’autres. Ce « revenu de base, disent ses défenseurs, est relativement facile à gérer. [Il faut tenir compte que certaines personnes ne peuvent pas gagner leur vie en vendant leur travail. » (Nous soulignons).

Il s’agit là d’un plaidoyer pour le revenu de base à partir de la prise en considération des effets de la révolution numérique, pourtant non encore pleinement déployée quand les auteurs ont publié leur ouvrage.

Bientôt, épisode n° 6. Pâtre le matin, menuisier l’après-midi, critique littéraire le soir… le plein emploi, enfin !