Un précédent article (John Rawls et le revenu de base) avait pour objet de montrer comment la pensée du philosophe politique John Rawls constitue un socle théorique très prometteur pour le revenu de base. Cependant, Rawls n’était pas favorable au fait de verser une allocation inconditionnelle à des personnes en capacité de trouver un emploi. En effet, sa philosophie repose sur la théorie du contrat social, qui obéit elle-même à une logique de réciprocité, chacun contribuant et recevant en contrepartie une part des bénéfices (droits et devoirs).

Pour justifier le revenu de base, il est donc nécessaire, soit de développer une philosophie alternative à celle du contrat, soit d’acter que ce contrat n’est plus en mesure d’être respecté.

Cet article est le premier d’une série qui aura pour objet de présenter comment certains penseurs ont cherché à répondre à cette objection. Il expose comment Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght[1] tentent de démontrer que l’approche par la liberté réelle pour tous permet d’apporter une réponse à l’entorse que le revenu de base représenterait à l’esprit du contrat social, tel qu’il est défini dans la logique du contractualisme.

La conception de la justice comme liberté réelle pour tous essaie d’apporter une justification libérale-égalitaire de l’allocation universelle à la position de Rawls. « Son point de départ est l’idée simple selon laquelle la justice est une question de répartition de la liberté réelle de faire ce que nous pourrions souhaiter faire de nos vies. En effet, il ne s’agit pas que d’une affaire de droit, mais aussi d’accès effectif à des biens et à des opportunités »[2].

Ces deux auteurs partent du constat selon lequel nous vivons dans des sociétés pluralistes, donc des sociétés qui sont caractérisées par une grande diversité de conceptions du bien. Nous avons tous notre propre conception de ce qu’est une vie réussie, mais nous vivons aussi dans des sociétés capitalistes de consommation, c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles il est absolument impossible de poursuivre sa conception de la vie bonne sans un minimum de sécurité matérielle, sans un minimum de bases matérielles.

Il est donc essentiel de réfléchir à la meilleure façon de distribuer de façon équitable les bases matérielles de la liberté individuelle. Il s’agit donc de rechercher une éthique de la réciprocité, mais sur des bases matérielles qui soient équitables dans le sens du « principe de différence de John Rawls »[3].

Leur conception de la justice doit être formulée en une version radicale de l’égalisation, non des résultats, mais des possibilités, c’est-à-dire de la liberté réelle. En effet, si l’idée de revenu de base peut sembler être une manière d’égaliser les revenus, en réalité, elle prend tout son sens dans une perspective d’égalisation des possibilités. Il s’agit de donner à ceux qui ont le moins de possibilités dans l’existence les possibilités de choix les plus grandes.

Comment égaliser l’accès aux bases matérielles nécessaires à l’exercice de cette liberté ?

Un retour aux fondements du débat sur le revenu de base, même à la fin du XVIIIème siècle, est nécessaire. Quand l’idée est formulée pour la première fois, notamment par Thomas Paine, par d’autres ensuite également au XIXème siècle dans la tradition socialiste, les défenseurs du revenu de base insistent beaucoup sur l’idée qu’il est une sorte de compensation pour l’appropriation privée des ressources naturelles, pour le fait que ces ressources naturelles qui constituent pourtant le bien commun de l’humanité sont appropriées par un certain nombre d’individus ou groupes sociaux qui en tirent un profit considérable. Il s’agissait donc, non de redistribuer, mais de distribuer une part égale de ces biens communs à tous, sans conditions.

L’observation du fonctionnement concret de nos économies aujourd’hui montre d’une manière évidente qu’il n’y a pas que les ressources naturelles, la terre par exemple, qui nous sont données et dont certains tirent davantage profit que d’autres. En effet, nos économies produisent de multiples autres dons qui sont incorporés de façon très inégales dans nos revenus.

L’idée est que l’essentiel de nos revenus ne vient pas de nos efforts personnels, de notre mérite individuel, mais de l’interaction complexe de différentes circonstances plus ou moins favorables, qui sont extérieures à notre volonté, et qu’elles permettent davantage à certains qu’à d’autres de tirer profit de ce bien commun, de cet héritage commun que sont les technologies, les savoirs-faire, tout ce qui a été accumulé au cours des générations précédentes.

Un certain nombre d’éléments qui affectent très fortement nos possibilités de gains au cours de l’existence relèvent du pur hasard : la génération dans laquelle nous naissons, l’endroit où nous naissons, la famille, l’éducation que nous allons recevoir, les personnes que nous allons rencontrer, la langue maternelle que nous allons parler, les réseaux dans lesquels nous allons pouvoir nous insérer. Et, dans la mesure où tout ceci est reçu par hasard, certains reçoivent une part plus importante que les autres, ce qui influence très fortement leur niveau de revenus.

Le revenu de base permet alors de procurer à chacun une part de cet héritage, inconditionnellement, à chacun une part égale, une sorte de droit de tirage sur l’héritage commun, qui doit être le plus élevé possible. Il permet donc de reconnaître le caractère fondamentalement social de la production. L’idée centrale est que la production de richesses aujourd’hui n’est pas d’abord et avant tout une question de mérite individuel, mais une question de mise en réseau, une question sociale.

Cette idée sous-tend la justification d’un revenu de base inconditionnel par le lauréat du prix Nobel Herbert Simon :
« Quand nous comparons les revenus moyens des pays riches avec ceux des pays pauvres, nous trouvons des différences énormes qui ne sont sûrement pas dues simplement aux différences de motivation pour l’argent … Ces différences ne sont pas simplement une question d’acres ou de tonnes de charbon ou de fer, mais surtout de capital social qui prennent principalement la forme de la connaissance accumulée (par exemple la technologie, et en particulier les compétences organisationnelles et gouvernementales). La même remarque peut être faite au sujet des différences de revenus au sein d’une société donnée. »

Ainsi, le revenu de base ne permet pas de redistribuer par solidarité de ceux qui travaillent à ceux qui ne le peuvent pas, des plus productifs, des plus talentueux, des plus méritants vers les non méritants, vers les pauvres, les plus défavorisés, mais de procurer d’abord à chacun, quels que soient ses choix, ce qui lui revient.

En ce sens, le revenu de base est bien plus qu’un instrument de lutte contre la pauvreté. C’est un instrument de liberté, d’émancipation, qui fournit les bases matérielles de la liberté réelle, et qui essaie de maximiser cette liberté réelle pour ceux qui en ont le moins. C’est un instrument qui permet de corriger la distribution inéquitable des dons qui sont générés par nos économies. Il ne s’agit donc pas d’un prolongement de la charité, mais de justice.

Une approche rejoignant les « capabilités » d’Amartya Sen

Il est intéressant de noter que l’approche par la liberté réelle pour tous rejoint celle d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie, qui considère que l’octroi de droits formels est tout à fait insuffisant pour assurer la justice sociale. Celui-ci critique la théorie de Rawls en soulignant son inadéquation, du fait que l’égalité des biens sociaux premiers, tels qu’ils sont définis dans la Théorie de la Justice, ne suffit pas à garantir que les individus jouiront de la même liberté effective, et que, dans certaines situations, la même quantité de ces biens ne permettrait pas à deux personnes différentes d’effectuer les mêmes actes. En ce sens, il préconise une prise en compte des « capabilités », c’est-à-dire la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les atteindre effectivement.

Quoi qu’il en soit, dans la mesure où la liberté réelle pour tous ne peut s’exercer qu’à travers une répartition juste des bases matérielles de la liberté individuelle, il apparaît clairement que cette approche est la démonstration que les concepts de liberté et d’égalité, non seulement ne sont pas antinomiques, mais sont au contraire tout à fait complémentaires. Il s’agit là du fondement même des théories libérales-égalitaires de la justice

Robert Cauneau, membre du Mouvement Français pour un Revenu de Base – MFRB

Les idées émises dans cet article n’expriment pas une opinion du MFRB et n’engagent que leur auteur.

[1] P. Van Parijs et Y. Vanderborght, Basic Income, Harvard University Press, 2017
[2] P. Van Parijs et Y. Vanderborght, L’allocation universelle, 2005
[3] Ce principe, exprimé dans la « Théorie de la Justice », 1971, stipule que les inégalités économiques et sociales ne sont acceptables que si elles procurent le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société.
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