Le tournant, je pense, c’est vraiment l’année 2020. J’avais quinze ans, un peu comme toi, aujourd’hui. Il y a eu ce bouleversement mondial, le coronavirus, que l’on a appelé Covid-19. La Chine, l’Europe, les USA, tous les continents peu à peu ont commencé à être touchés, percutés de plein fouet, placés à l’arrêt : sous cloche. Chacun cherchait sa solution, sanitaire, économique. Beaucoup se plaignaient d’être obligés de rester chez eux. Les États confinaient, déconfinaient, reconfinaient.

Hélas, en Inde, pour beaucoup d’habitants, il n’y avait pas de chez soi dans lequel trouver refuge. Les faillites, les morts de faim se sont accumulées. On a vu des images de pauvres, gueux affamés, chassés des villes, sans la moindre miette de pain, ni même de maigres économies pour pouvoir tenir. Et même s’ils avaient eu quelques pièces, à quoi auraient-elles servi ? Pour acheter quoi ? À qui ? Sans endroit où aller, tellement d’humains sont morts de faim, à cette époque : certains dormaient dans des arbres… En Colombie, les gens glissaient des chiffons rouges à leur fenêtre, pour signaler qu’ils étaient arrivés au bout, afin de tenter de demander à manger. Au début, leurs voisins ont essayé de partager, ils tentaient de s’entraider. Mais au bout d’un moment, assez vite, finalement, toutes les façades constellées de ces appels au secours, rougies, se sont refermées sur leur insoluble douleur. Et l’aide alimentaire la plus élémentaire n’arrivait toujours pas jusque là. Je ne vais pas te raconter cette horreur, ces charognes, qui s’accumulaient, que personne ne venait même ramasser.

Mon adolescence a frémi, en apprenant que les patinoires étaient transformées en morgues : les chambres funéraires ne suffisaient pas. Même en tournant sans arrêt, jour et nuit, les incinérateurs ne pouvaient venir à bout de pareille épidémie. Et la restitution des urnes, après ce que l’on a appelé le premier confinement, a duré des semaines. Dans certaines régions, elle n’était pas terminée, quand les États ont dû à nouveau instaurer le régime du « Stay at home » : restez chez vous.

Tous les habitants repartaient derrière leurs murs, cloîtrés, à espérer être protégés. Pour combien de temps ? Les morts s’entassaient à nouveau. Les files d’attente s’échelonnaient sur des kilomètres, pour tout. Plus seulement pour récupérer les cadavres : acheter à manger, des biens de première nécessité, de plus en plus difficiles à trouver, du riz, du couscous, de la farine, de la polenta… Avoir quinze ans et voir, tout à coup, chacun de ses rêves chamboulés : qui peut l’imaginer ? Présent terrifiant, avenir impossible à projeter.

Être déscolarisé, au début, m’a plu. C’était comme des vacances, inespérées, dont personne ne pouvait m’indiquer le bout. Au moins, je n’avais plus besoin de prendre le bus, de me lever le matin, tôt. Je ne pensais pas à l’avenir, l’après. L’instant présent me semblait atypique, intéressant. Je n’ose pas te dire « prometteur », mais comme beaucoup, j’ai ri. Je me suis réjoui ! Honte à moi… Si j’avais su ce qui suivrait !

En réalité, très vite, pourtant, les copains m’ont manqué. L’affolement des adultes était patent. Sans réponse. L’épaisseur de gravité a fini par m’oppresser, et les autres tout autant. Avec ma bande de potes, nous avons désobéi, d’ailleurs. C’étaient les tout débuts. Nous nous sommes retrouvés, près des carcasses de vélos, dans la cave de l’immeuble de Jo, pour fumer, boire ensemble.

Pas souvent. Ça n’a pas duré bien longtemps… Quand la mère de Nassim a été hospitalisée, placée sous assistance respiratoire, nous nous sommes interrogés. Sa grand-mère aussi a été contaminée. Trop vieille, déjà malade par ailleurs, elle n’a pas été réanimée. Ces deux décès plus proches, moins théoriques que les précédents, plus tout à fait de simples statistiques, dotés d’un visage, ont commencé à nous ébranler. Était-ce notre faute ? Je me le reproche encore, tant d’années après.

Avec les copains, nous avons cessé de nous rejoindre en cachette. L’atmosphère n’était plus à la fête. Prenant l’apparence symbolique de ces deux femmes, que j’avais bien connues, chaque soir aux informations s’égrenaient de longues listes de chiffres, régionaux, nationaux, internationaux, qui progressaient de façon exponentielle. J’ai enfin compris le sens du mot ! Se sont ajoutés l’épicier, notre instituteur du cours moyen, le frère de l’un, une tante, un voisin…

L’angoisse m’a serré la gorge, particulièrement tôt, finalement. Mes parents se disputaient sans arrêt : oppression sans issue. À toute allure, ils ont vu fondre leurs trop maigres économies, et compris qu’il n’allait plus rien rester. Il aurait fallu que ma mère et mon père retrouvent un job. N’importe lequel. Comme des millions, des milliards d’autres terriens. Mais dans ces circonstances, à part croque-morts, et les places étaient déjà prises, il n’y avait pas de solution. Pour les remplacer, car ces travailleurs mouraient, contaminés, des chômeurs étaient prêts à payer, très cher, des intermédiaires véreux.

Même les listes d’attente étaient saturées. Maman a tenté de vendre le peu que nous possédions. Son alliance y est passée, comme le reste. Il ne nous est même pas resté de quoi payer le loyer, et surtout, rien pour manger. Rien pour espérer.

Bon, je te la fais courte. Sinon, je peux en parler pendant des heures, tu sais ! Ou me taire, selon les jours… Tout faire pour oublier, cette période, cette ébullition. Rien, depuis, n’a jamais pu me secouer autant.

Des voix ont commencé à s’élever, en Europe. Elles réclamaient un revenu de base, chacun pour soi.

D’autres ont vu plus large : elles exigeaient aussi un revenu, universel. Mais cette fois, le même, sur toute la planète. Tout le monde se moquait de ces idéalistes, fin fous. Tu parles, c’était comme qui dirait impossible, à ce stade, parce que pour qu’advienne une solution, il faut la rêver et les rêveurs n’étaient alors pas assez nombreux. Et même, pire encore, l’Europe était sur le point d’exploser, chacun tirant le masque de son côté, le gel hydro-alcoolique ou les tenues pour les soignants arrachés à ceux qui pouvaient encore en vendre. Chaque gouvernement, chaque région, chaque commune voulait se montrer plus subtil que le voisin. Les Américains accusaient les Chinois, les Russes fermaient leurs frontières, et tous les autres, sans hésiter, pareil. Nous frôlions de nouveaux conflits mondiaux, chaque jour plus horribles, sans solution. C’était terrifiant. Sur chaque continent, tous se repliaient, tout n’était plus que murs, et frontières.

Ce n’était pas seulement chaque pays qui tentait de ramener la couverture à soi, mais chaque zone, chaque village, chaque famille. Les égoïsmes se sont encore plus exacerbés. On a vu des nations racheter sur les tarmacs des lots entiers de masques, des protections vitales pour les soignants, des sur-blouses médicales, des sur-chaussures destinés à d’autres, qui avaient pourtant déjà payé. Ils ont surenchéri, sorti le liquide, les diamants, l’or. Des règlements plus illicites encore. Les colis changeaient de main, de destination, ou n’arrivaient jamais.

Sans compter ceux nécessaires aux soins. Les produits de réanimation sont venus à manquer, toute la pharmacopée : le monde entier avait besoin au même moment, exactement, de biens identiques. Face à une offre démesurément inférieure à la demande, certains ont utilisé les armes. Le Far-West a repris de la vigueur : c’était le plus offrant qui espérait s’en sortir, le plus fort, le plus violent. Surtout pas le plus intelligent ou bien le plus subtil, et encore moins le plus humain et généreux.

Comment imaginer un nouveau monde, meilleur ? C’étaient les dimensions les plus viles qui prenaient le dessus. Chacun pour soi, et tous pour son nombril contre les autres… Lorsqu’un fast-food a ouvert, après cinq semaines seulement de fermeture légale, des bouchons se sont constitués. Les habitants ne se protégeaient pas, n’utilisaient ni masque ni gel désinfectant. Ils se disaient : « Je suis jeune, cette maladie s’attaque aux vieux, je m’en fiche, je ne risque rien ». Je l’ai entendu. Dans ma classe, lorsqu’on s’est retrouvé, avec les profs, en visio-conférence, des copains étaient tout fiers de dire qu’ils sortaient, régulièrement, dans les rues, malgré les remarques du gouvernement, qui incitait au fameux « Stay at home ». Rester chez soi pour sauver des vies autres que la sienne paraissait sans intérêt à certains. Notre professeure de français, Madame Galion, essayait d’expliquer qu’il fallait suivre ces recommandations, pour les autres, pour protéger nos parents, nos grands-parents, les voisins. Et les soignants, pour qu’ils soient moins débordés. J’ai perçu quelques sourires narquois parmi mes camarades.

Les copains riaient entre eux. Peu l’ont entendue ou plutôt, ils n’étaient pas d’accord avec cette proposition pourtant bienveillante, noble. C’est lorsque la nouvelle Pandémie a démarré, ciblant cette fois plutôt les moins de vingt ans, et personne ne comprenait pourquoi, que certains ont commencé à frémir. Mais ça, c’est arrivé après. J’étais un peu plus âgé, déjà, et je me sentais un survivant.

En attendant, le chacun pour soi est devenu plus féroce que jamais. Égoïsme, violence… On était loin du revenu humain, comme on l’appelle aujourd’hui. Le revenu universel de base.

La Base !

Les hommes se sont battus pour leur survie, parce qu’après le Covid-19, pour mes seize, mes dix-sept, mes dix-huit, dix-neuf, vingt ans, nous avons eu, tu le sais – ceux qui le souhaitent l’apprennent à l’école, désormais – tellement d’autres pandémies, des maux pour lesquels il aurait été important de lutter ensemble, et non pas les uns contre les autres, mais où les bons vieux réflexes de survie égoïste ont chaque fois voulu prendre le dessus. Et les attaques et invasions de criquets, le fameux tremblement de terre du 6 août, ce tsunami, ensuite, qui a emporté tant de terres… : des fléaux incessants, toujours renouvelés. De mal en pis.

Je n’aime pas revenir sur ces années si sombres, je préfère passer à la suite : les pays se battaient les uns contre les autres, les habitants pensaient que c’était toujours mieux ailleurs, à reprocher à leur gouvernement de ne pas être à la hauteur, de ne pas avoir anticipé, comme si quelqu’un avait pu imaginer à l’avance pareille détresse, tant de désastres. Des plaies ouvertes, sans traitement, des machines, en panne, des ordinateurs, soudain inutilisables… Le monde s’est mis à tourner à l’envers et des voix continuaient à dire qu’il ne suffisait pas d’aider, en distribuant par-ci par-là une petite allocation aux uns, excluant les autres, une misère accordée ici, là une bourse, ou une dotation, juste pour quelques-uns, une indemnité ponctuelle, mais limitée à une poignée d’individus, pris presque au hasard, une misère généreusement accordée à telle population, mais dans des conditions très restrictives… De l’argent pour survivre, pas même pour vivre, disséminé, de façon finalement assez aléatoire, pas toujours juste, et au compte-gouttes.

Nous revenons de si loin !

Tu sais, j’ai 63 ans aujourd’hui. On me considère comme d’un âge vénérable. Mon arrière-grand-mère, au moment de mon adolescence, ton aïeule comme la mienne, portait beau ses plus de 90 ans, et elle aurait pu devenir centenaire, alors, comme beaucoup de ses contemporains. À cette époque, c’était non seulement possible, mais fréquent. Néanmoins, les pandémies à répétition sont venues à bout de tant de brillantes et généreuses personnes ! L’espérance de vie qui avait augmenté durant tout le XXème puis le début du XXIème siècle, n’a fait que baisser, régulièrement, de manière drastique. Et elle aurait continué si…

Les voix des « revenus pour tous » continuaient à chuchoter, sans pouvoir s’élever plus haut que les cris affamés de tous ceux qui se sentaient exclus. Nous étions si nombreux, ma famille comprise, bien sûr, à ne pouvoir avoir accès aux soins, au minimum vital… La misère, l’indigence, je connais.

La solution pourtant semble évidente, aujourd’hui. Mais mon petit, nous sommes en 2068… De l’eau a coulé sous les ponts ! Des morts ont été brûlés. Certains ont même pourri sur place, sans personne pour s’occuper d’eux. Tant de gens ont souffert ! J’ai mangé de la chair humaine, comme tant d’autres. Quand il n’y a plus rien… Beaucoup d’entre nous se sont éteints à cause de ces chaleurs extrêmes, suivies de grands froids, faute de toit, ratatinés par la faim, privés de tout. Moi-même, parfois je me demande comment j’ai pu surmonter cette époque, survivre, avec ce moins que minimum…

Je revois l’arrivée de ce cher P., chantre du revenu minimal, pour tous. Il s’est fait tuer tellement vite. Lapidé. Trop en avance sur son temps. Je n’avais plus quinze ans, mais trente, le double, et tant d’années d’effroi derrière moi. Je ne pensais pas connaître un jour cette rentrée de base. Cette rente, cette évidence ! Manque d’imagination, perte de tout optimisme. Si on m’avait dit que nous pourrions ainsi vivre, soulagés de l’éternelle inquiétude : « Comment survivre aujourd’hui ? »… Et demain…

P. a commencé à organiser des meetings. Très jeune, dans son lycée, déjà. Puis au-delà… Dans son pays, puis dans le monde entier. Ce petit bonhomme, apparemment tellement quelconque, avec son chapeau rose, piqueté d’une plume de paon, personne n’aurait alors pu imaginer qu’il nous apporterait la révolution la plus incroyable, la plus constructive, la plus humaine au monde et que le revenu de base serait versé, automatiquement, à tous. Que ce serait un droit, comme la liberté, comme le fait de respirer, marcher, rire. P. a semé des petites graines, et nous, les amis de ses idées, nous les avons arrosées. Nous nous retrouvions, en tout petit comité, je me souviens que la première fois qu’un ami m’en a parlé, c’était Patrice, te souviens-tu de lui, j’ai sursauté : « Comment n’ai-je pas pu trouver une idée aussi géniale moi-même ? » Cette évidence, lumineuse !

Je regardais le journal, sinistre, comme toujours barré de deuil, de violence et d’horreur : il y était question de grèves, de rapports de force au travail, de blocages, de révoltes, de tensions… « Répète un peu » ai-je demandé à Patrice et Aïffa, qui me parlaient pour la première fois du revenu universel de base. Ils ont repris leurs explications, j’ai hoché la tête, ajouté : « C’est vraiment l’évidence ! ». J’ai posé de nombreuses questions, pratiques, concrètes, intéressé par les points d’interrogation comme par les pistes possibles : « Et tu le finances comment, ce projet ? ». Aïffa exposait les différentes solutions. Patrice complétait. « Tu n’as pas peur que plus personne ne veuille rien faire ? ». Mon amie souriait, et je me rendais bien compte que moi-même, si j’avais du temps, de l’argent, je pourrais en faire de l’or… Alchimie d’un changement de vie majeur.

« Mais qui commencerait le premier ? » Je m’entends encore poser ces premières pierres, questions légitimes, sans réponses plus évidentes que le sourire de Patrice, puis ces syllabes : « le revenu de base universel », comme seule solution, unique avenir possible pour l’homme.

Australopithèque, homo habilis, homo erectus, homme de Néandertal, Homo sapiensl’homo doté du revenu de base, le basic reditus, pouvait-il advenir ?

Oui ! Of course

Nous en sommes la preuve !

Premiers expérimentateurs, premières générations, premiers Épanouis, Survivants enfin devenus des Hommes, vraiment. Disons, moi. Toi, tu es plus jeune, tu es né dans cette manne, elle te paraît normale. Tu ne connais que l’abondance. Tes jetons perpétuels te paraissent normaux, ton logement, ta nourriture toujours payés, pour toi, c’est normal, et toutes ces activités qui ponctuent tes journées, il te paraît normal de pouvoir t’y adonner, sans sacrifier quoi que ce soit de ta vie : ça n’a pas toujours été ainsi, crois-moi ! J’ai dû attendre le revenu de base pour pouvoir me mettre à la peinture. Ta mère n’a pu écrire, vraiment, à temps complet, qu’après la Révolution du revenu de base. C’est acquis, désormais, tu passes ton temps à jardiner, et tu fais du bénévolat sans savoir qu’autrefois, il fallait conjuguer temps de travail et ce qu’on appelait modestement le « temps libre », souvent des moments grappillés, entre deux activités plus ou moins lucratives. Quand on en trouvait. Mais je te fatigue, je radote, je t’ai déjà parlé de cet effroyable temps d’avant…

Oui, grâce à P., dans notre misère, ou bien malgré elle, à cause d’elle aussi, nous avons commencé à rêver d’un autre monde.

C’est en raison de cette bataille qu’il te faut respecter tes aînés, et surtout ce cher P., que tu ne connaîtras jamais, et qui a tant fait pour les humains ! Nous lui devons tant. P., dont personne ne connaît l’exacte identité : il ne voulait pas qu’on fasse de lui une idole. Il est le père de toutes les transformations qui ont suivi, c’est notre bienfaiteur à tous. Il n’a été qu’une formidable, inventive courroie de transmission, l’élément majeur, pour faire avancer la nécessaire répartition d’un minimum vital. Un homme parmi les autres. Le premier homme.

Oui, le moteur, pour accéder à cet équilibre, qui a changé nos vies.

Je me souviens de ses opposants : certains refusaient à corps et à cris que ce revenu soit inconditionnel. Les leaders politiques, les syndicalistes, les représentants de milliers d’associations hurlaient, comme si on allait leur prendre ces billets directement dans leur poche, ou pire, dans leur portefeuille personnel. Médiocres petites piécettes, sans importance : ils s’y cramponnaient, bec et ongle. Je revois ce grand barbu qui ne voulait pas que ce soit un don gratuit, permettant simplement de vivre. « Il faut leur demander de travailler, en échange ! » Grincements de dents : « Qu’est-ce qu’on exige des gens pour qu’ils obtiennent cet argent ? ». J’entends encore les émissions de radio, de télévision, Internet, les réseaux sociaux en hyper-ébullition : on n’avait que ça à faire, confinés, déconfinés, reconfinés par toute la collection de virus et de fléaux qui ont suivi, mettant chaque fois à mal l’espérance de vie des terriens. « Et vous allez donner de l’argent à chacun, même au bébé qui vient de naître ? À ces vieillards, incapables de consommer ? »

Oui. Sans hésitation.

P. avait décidé que ce serait individuel, et pour toute la vie. De la naissance à la mort. Sur chacun des points, il s’obstinait, disait que c’était un tout, à prendre ou à laisser. Pour l’instant les résistances donnaient de la voix, mais il le répétait, le monde n’aurait pas le choix, y viendrait, forcément, un jour. Donc autant ne pas perdre de temps, autant mettre cette unique bonne solution, équitable, en place, le plus vite possible : de quoi sauver des vies, de quoi rendre heureux…

Mais il a fallu surmonter, comprendre, abattre tant d’obstacles. Les résistances paraissaient… une question de vie ou de mort, pour les opposants. Je sais, avec le recul, c’est tellement incompréhensible ! Ça te fait rire, t’étonne, mais le monde n’était pas encore prêt.

Je me souviens de ces batailles, dans les rues. Les jeunes des banlieues craignaient que cet argent n’émancipe ceux qu’ils tenaient sous leur coupe et obligeaient à traficoter pour la drogue. Les adultes se plaignaient que les enfants puissent « toucher » autant qu’eux. Les femmes s’étonnaient qu’enfin on leur accorde autant qu’aux hommes : elles s’en inquiétaient, se demandaient quelle contrepartie on allait leur imposer, en échange. Au début, elles refusèrent tout net, affolées. Les hommes riches voulaient en être exemptés, ou au contraire s’affolaient à l’idée de ne pas en bénéficier. Tous avaient une opinion sur la question, et nul ne savait en détail ce qui se mijotait. Il fallait que tous les pays du monde, en même temps, se lancent.

Et pour la même somme.

Bon sang, cette révolution !

Autant, pour tous, partout. Les Américains comme les Indiens ; les Africains comme les Indonésiens. Les Européens comme les habitants de toutes les îles, des plus importantes aux plus minuscules, et en Australie, autant pour les Aborigènes que pour les moins autochtones…

Tous pareil.

Sans P., qui sut organiser des réseaux, des filières, un tissu déterminé de transmetteurs d’idées, comment le monde aurait-il pu en arriver là ?

Quand les gouvernements de certains pays – plus riches que d’autres – ont commencé à distribuer aléatoirement des aides, très variées, d’un coin du monde à l’autre, pour tenter de survivre à l’après-après-après-Covid-19, face à la cohorte des maux qui se sont abattus sur notre planète, d’autres États se sont révoltés. On racontait toujours que dans le pays voisin, c’était mieux. Au Luxembourg, ils distribuent des tests, et des masques, pour chacun. Oui mais, c’est grand comme à peine un département, petit, de la France. Oui, mais, au Portugal, ils sont trop forts, ils ont beaucoup moins de morts que les autres… Les Suédois, eux, n’ont pas confiné. Ah, ils ont des morts ? Beaucoup ? Aucun ? Mieux, autrement, moins bien… Tout se chuchotait, et n’importe quoi ! En Italie, en Allemagne, à Tataouine… Conspirationnistes, jaloux de tous bords, s’en donnaient à cœur joie, à répandre le fiel. L’Europe se comparait à l’Asie, aux États-Unis d’Amérique, chacun y allait de sa venimeuse chansonnette : ailleurs, forcément, l’herbe était plus verte. Plus goûteuse. Plus nourrissante. Pendant ce temps, des populations entières mouraient. De faim. Pas mal aussi des malédictions qui s’étaient abattues sur la planète : mystérieuses épidémies, tyranniques pandémies, mais aussi perfides massacres, déloyales disettes, froid glacé, implacable, pire, chaque jour plus assassin, puis chaleurs indomptables, insupportables… Quand on n’a pas la possibilité d’aller faire des petits boulots, de tendre la main, que reste-t-il comme solution pour survivre ? Les premiers gouvernements se sont inquiétés pour ces animaux qui n’étaient plus nourris par les touristes, dans les rues, et risquaient de s’éteindre, mourir de faim, carrément. Plusieurs semaines plus tard, des journalistes ont alerté, non plus sur ces singes ou ces éléphants, ou simples pigeons en mal de miettes, mais sur ces humains, qui ne parvenaient plus à trouver la moindre ressource, pour – au moins – mâchouiller quelques becquées par jour.

Et puis il y a eu la Terrible Crise. Quand on croit proche la fin du monde, et c’est bien dommage de devoir en arriver là, on accepte parfois de rebattre les cartes, d’imaginer de nouvelles solutions.

Les dettes s’étaient tellement accumulées que lorsque P. expliqua aux Chefs d’État réunis en sommet exceptionnel qu’il faudrait les annuler, toutes, et repartir à zéro, du même pied, pour tous… il faillit se faire d’emblée lyncher. Il résista encore quelque temps.

Et puis il a été assassiné. Quand même.

Tout le monde connaît ce sanglant épisode.

Le B.A.-BA : ceux qui voulaient le faire taire lui ont servi de porte-voix. Jamais on ne l’a autant entendu.

À partir de là, tout s’est enchaîné. Parce qu’il s’en doutait, P., dont le nom sonne comme la PAIX, ce cher P., il savait qu’on risquait de lui faire la peau. Ils l’ont rossé, supplicié, massacré. Mais, ce qui est merveilleux, ils ne l’ont surtout pas détruit. Parce qu’aussitôt, notre héros post-mortem est arrivé, plus invincible que jamais, plus vivant, ainsi. Et P. a convaincu. « C’est tous, tout de suite, en même temps, ou on n’y arrivera jamais ! » Il avait enregistré des conférences, des visios type « réponses à tout », parce qu’avec toutes ces pandémies, ces fléaux successifs, le confinement était devenu la règle, il avait tourné des quantités impressionnantes de films : ces derniers ont circulé, partout. Ils revenaient sans arrêt, en boucle.

P. était plus convaincant totalement mort que vif.

Les gouvernements se sont interrogés, le peuple grondait. Il a été décidé d’essayer. Ça coûtait quoi ? Juste un test, une même somme, partout, pour tous. Sans rien demander en contrepartie… Uniquement pour voir, pour vérifier, expérimenter.

L’idée était que, bien sûr, ça ne pouvait pas marcher.

Quand chacun a reçu le premier versement, combien était-ce ? Je m’étais dit, cette fois-là, que jamais je ne l’oublierais. Et puis on efface, d’autres informations prennent le dessus. Donc j’ai gommé ce détail. Car finalement, un chiffre, une somme, ce n’est rien, c’est relatif, variable.

C’était une somme… comment dire ? Suffisante. Suffisante pour acheter de quoi manger, pour payer de quoi se rafraîchir, se chauffer. Suffisante, pour vivre, sans avoir à juste survivre. Une somme utile, nécessaire, et surtout, donc, suffisante.

Pour tous. Sans contrepartie, sans rien qui fût exigé en échange.

Ce soulagement !

Ce n’était d’ailleurs pas que de l’argent, mais des bons alimentaires, à transformer, de façon concrète, et d’autres pour se chauffer, se chausser, s’habiller, aller au musée, s’amuser. Des bons pour devenir des hommes, enfin, des vrais.

Et c’était la même somme partout sur la planète. C’est ça qui a tout changé, ça qui a suscité cette révolution. L’homme debout. L’homme au revenu de base. L’homme libéré.

L’homme doté des mêmes possibles, qu’il soit né, par hasard, au sud ou au nord, à l’est ou à l’ouest. Une révolution. Ce n’était jamais arrivé, de toute l’histoire de l’humanité, crois-moi. Avant, à aucun moment de l’aventure humaine, pareille expérience n’a pu être menée. Toujours, l’injustice a prévalu. Tu ne me crois pas, petit ? C’est tellement énorme, quand on y réfléchit ! Que les hommes aient pu accepter de vivre ainsi, avant ! Des siècles d’esclavage, d’injustice, de préjudices, de déloyauté… Grâce à P., ce bouleversement a changé la donne, partout, pour tous.

Poussés par ce changement radical, les gouvernements, la population, les commerçants se sont mis d’accord. Au nom de quel principe invraisemblable, pendant des années, un kilo de riz avait-il pu valoir un sou terrestre ? Ou cent ? Ou mille ? Voire dix millions, selon l’endroit où on l’achetait sur cette planète ?

Le revenu de base a tout changé !

Le résultat a été curieux. D’abord la stupéfaction. Ceux qui ont dépensé, ceux qui ont accumulé, ceux qui ont fait fructifier, ceux qui ont volé, ceux qui ont thésaurisé, ceux qui ont mené grand train… Certaines habitudes sont difficiles à changer. Pour certains individus, l’oisiveté était un mode de vie, et pourquoi pas ? Ils se sont régalés, ainsi. D’autres se sont lancés : leurs jardins sont devenus des serres, des châteaux, des pays de rêves. Certains ont développé les heures de volontariat, à assister un voisin handicapé, une amie âgée, un enfant plus lent que les autres. Personne n’hésitait à prodiguer des soins, à donner du temps, maintenant qu’on n’avait plus besoin de gagner sa vie. Les enjeux n’étaient plus les mêmes. J’ai aimé voir certaines professions se tarir d’elles-mêmes, elles rapportaient moins, et d’autres, se multiplier. Les ramasseurs d’ordures ménagères ont enfin été estimés à leur juste mesure, par exemple. Il a fallu les respecter. Plus personne n’étant obligé de faire ce que l’on appelait autrefois les « sales boulots », il a bien été nécessaire de les rémunérer désormais – en plus du revenu de base – à leur juste valeur. Bel ennoblissement !

Inattendu… On a mis en place d’autres organisations, on a aidé ceux qui souffraient. Quand on a de quoi vivre, sans sortir de chez soi, parfois on reste de soi-même dans son univers, parfois on s’en échappe, et chacun était libre de ses choix.

Je peux en témoigner, l’introduction du revenu de base, pour tous, partout, a été incroyablement positif.

Tout s’est amélioré. J’en suis la preuve vivante, et vous, mes enfants, mes petits-enfants, vous n’imaginez pas combien la vie était dure, autrefois. Tu en bénéficies tous les jours, mon petit !

Ce qui m’a le plus surpris ? Tu sais bien que je travaillais à l’hôpital, alors. Quel effet inattendu de recevoir soudain bien moins de malades, d’entendre si peu de jérémiades, de geignements, de réserver soudain mon énergie à de vraies pathologies, car il en reste, toujours, hélas. Mais moins ! La santé, bizarrement, a commencé à aller mieux. Maux de tête, de ventre, de dos : pas envolés, limités… Nous avions vraiment moins de visiteurs, plus les mêmes. Et puis l’école, la culture, peu à peu, ont connu un essor pas même imaginable. À titre de passe-temps, les jeunes se rendaient à une conférence de développement personnel, venaient écouter ou lire eux-mêmes un roman ancien, découvraient les classiques. Cela te paraît normal, mais ça ne l’était pas, auparavant ! Difficile de t’expliquer toutes ces modifications. Toi, tout ce bonheur te paraît élémentaire. Mais nous ne vivons pas dans le même monde. Il y a vraiment eu un avant, sinistre, terrible, et ce merveilleux, ce généreux après. Ce temps de l’aujourd’hui, celui du revenu de base, pour tous, inconditionnel. Fraternel.