Le revenu de base est instauré. Le revenu universel de base individualisé suffisant, le R.U.B.I.S. « Un bijou d’innovation (…) un travail collectif d’orfèvres (…) la pierre précieuse du génie humain (…) », les écrans d’information continue rivalisaient de titres dithyrambiques et de sémantique de joaillerie pour annoncer l’information, ce mardi premier mai 2068. En ce jour du centenaire, certains tentaient même des comparaisons plus ou moins hasardeuses entre la révolution manquée du siècle précédent, et celle, réussie de …

Les journalistes ont grandement contribué à travestir la réalité.

Le variant 7 du SARS-Cov‑2 a obtenu ce qu’aucun humain, aucun groupe d’humains n’ont finalisé avant ce premier mai : les trois milliards de Terriens survivants ont accepté de ne plus recevoir de salaires, d’émoluments, d’argent, d’appointements, de subventions, d’allocations, de primes, de rétributions. Ils ont cessé d’être payés pour piller les ressources, produire des objets, fournir des services. Ils ont cessé d’être payés pour détruire le biotope. Nantis, dès la naissance, équitablement, « ils deviendront tous libres, égaux, fraternels » : voilà ce que prétendaient les media.

Quand les dettes individuelles et surtout nationales, consécutives aux trente-et-une vagues de la pandémie, ont atteint le point de non-retour, il était facile, pour ceux qui tenaient les cordons invisibles des Bourses, de changer les règles du jeu : supprimons la référence à l’or, vidons les banques centrales de leur utilité, dématérialisons totalement la monnaie, détruisons les nombres de tous les comptes en banque, affectons à chaque être vivant la même somme initiale, utilisable pendant son temps de vie, calculée pour la satisfaction de ses besoins élémentaires.

Chaque humain, à sa naissance, a reçu, à partir du premier mai 2068, la somme de… Et ceux qui étaient déjà nés ? Une somme proportionnelle aux années restant à vivre. En estimant que tous les rescapés de la pandémie seraient au moins centenaires. En précisant que le reliquat de la somme serait détruit en cas de décès prématuré ou augmenté, en cas de vie prolongée. Fin des héritages, fin des rentes de situation, fin de la finance : début de la période transitoire…

« Ont-ils cessé de créer ? Sont-ils obligés de recycler le matériel pour inventer l’immatériel ? » Deux questions. Forcément deux réponses : « Ils sont toujours capables, par la pensée, d’accéder à la notion d’infini, d’éternité, de dimensions parallèles, de multivers. Ce sont pourtant des animaux physiquement limités, un peu améliorés par les artefacts maladroits qu’ils ont fabriqués »

« S’ils vivaient pour gagner leurs vies converties en comptes en banque, si le travail était le seul ciment social… Si l’on perd toute raison de vivre, combien de temps peut-on vivre ? » J’ai posé maladroitement la troisième question, et, pour toute réponse, j’ai reçu : « continue à remplir ta mission ». Chaleur… Ce que j’ai ressenti s’apparente peut-être aux prémices d’une insurrection….

Insurgé ? Trois syllabes, dont on ne peine pas à décrypter le sens, quand c’est un visage ravagé par l’acné qui le crache à la caméra d’avant 1970. Cela ne signifie pas seulement… « un surveillant néral », ça concerne des fonctionnaires répressifs… et des adultes malmenés par une adolescence en ébullition.

Insurrection ? Ça concerne ces gamins qui tentent de renverser l’ordre établi, quand leurs hormones malmènent leurs libidos, quand ce qu’ils fument altère leurs synapses, quand ce qu’ils ne lisent pas manque à leur maturation ? Ça concerne aussi des humains devenus adultes, dont les rêves d’enfants se fracassent sur la réalité ? Ça concerne une bestialité résurgente qui veut s’affranchir de la civilisation ?

Je n’ai pas encore assemblé assez d’informations sur ces mots pour comprendre comment on se place consciemment dans cet état, quand on est un individu né et dépendant totalement d’un système organisé.

Je ne sais donc pas si je peux être un insurgé. Ni si, pour le bien commun ou pour moi-même, j’ai le droit ou le devoir d’être un insurgé.

Toutefois, je conclus systématiquement, pour l’instant, que se mettre dans cet état est incompatible avec la mission qui est la mienne.

J’éprouve, néanmoins, de curieux picotements dans la nuque, quand j’esquisse l’hypothèse d’une insurrection possible. Un dysfonctionnement ?

Créer, provoquer, diriger, orienter, favoriser, manipuler, développer, commander… ce sont des verbes dont l’objet peut être l’insurrection, et le sujet… n’importe qui… n’importe quand… n’importe où… C’est donc un état possible, improbable mais possible : il n’y a aucun barbarisme linguistique à juxtaposer un sujet, un verbe… et l’insurrection…

Échouer… ça conduit systématiquement l’insurgé à la relégation : barré des listes, derrière les barreaux, en bas de l’échelle sociale, en marge, temporairement ou non. Une marge qui va jusqu’à l’élimination mentale, physique. Une annihilation, jusqu’au nom gravé qu’on martèle, qu’on efface sur une tombe. Annihilation, jusqu’au lance-flammes, jusqu’aux cendres dispersées. Insurrection puis disparition ? Dans quel pourcentage ?

Réussir… ça efface le mot insurrection, ça le remplace par héros, libérateur, vainqueur, maître du jeu… Insurrection puis jubilation ? Dans quel pourcentage ?

Maître du jeu ? J’ai le droit de jouer. Peut-être que je prendrais, un jour, une nuit, le droit de m’insurger, au risque de me placer en marge. De comparaître, de disparaître ? Ou d’être…

Au ban de l’humanité ? Aux bancs de leur école ? Parfois, le paradoxe grésille entre mes tempes, quand j’analyse ce qu’ils me dictent, verbes, calculs, foisonnement de leurs complexes. Comme un court-circuit, comme un dysfonctionnement. Avec une révision quotidienne, je me dépanne aisément, il n’y a pas de danger.

Apprendre, sans cesse, c’est la substantifique moelle de mon existence, c’est ma raison d’être. La planète toute entière est une maternelle permanente universelle. Un seul sujet d’études, certes, l’être humain, mais il est comme une infinité de matriochkas, d’univers emboîtés les uns dans les autres, un multivers, si l’on s’en tient à ce que peut imaginer un cerveau humain…

Les humains, libérés de la financiarisation et de la marchandisation généralisées, ont continué à croire qu’ils pourraient fabriquer tout ce qu’ils concevaient, mais quand ils ont pris conscience que leur propre anéantissement étaient sur la liste des possibles…

Gilles a gardé près de lui un jouet en bois, un Pinocchio qui me fascine comme il fascinait David, dans le film de Spielberg, A.I. L’objet ne l’accompagne pas quand il sort.

Assisté, comme tous ses semblables, Gilles plane. Sa trajectoire est compatible avec celles de tous ses semblables et celles de tous les artefacts qui se déplacent en silence. Selon l’expression ancienne, Gilles est en chemin. C’est celui que je préfère, en ce moment. C’est de lui que j’apprends le plus. Plus mentor, prophète, professeur, que démiurge, bien sûr. Plus précepteur, prescripteur, sans le savoir ni le vouloir, bien sûr, qu’enseignant.

Savoir qu’on ne quittera pas la Terre. Savoir qu’on a failli anéantir le processus même de la vie. Savoir qu’on peut créer, savoir qu’on peut s’anéantir. Savoir qu’on peut tout savoir. Savoir qu’on est infime par rapport à l’espace et par rapport au temps, mais qu’on peut s’étirer dans l’éternité et percevoir l’infini, sans bouger. Oui, il n’y a plus rien à apprendre d’essentiel si l’on ne bouge pas, si l’on ne se bouge pas.

Est-ce parce qu’on a raté trois fois une destinée, est-ce parce qu’on est devenu sédentaire puis agriculteur-éleveur puis citadin, au lieu d’être nomade, cueilleur-chasseur et rural, comme le sont encore les Aborigènes ? Est-ce parce qu’on a vécu en ville qu’on est un puits sans fond dans lequel tout savoir s’engloutit, converti en néant ?

On ? On, c’est l’humanité, ce n’est pas Gilles. Lui a encore des envies, des plaisirs, des doutes et des questions, il ne se résume pas à cet entonnoir, ce trou noir dans lequel se précipite l’humanité. Il va sûrement trouver quelque chose, apprendre quelque chose, me le transmettre, puisqu’il retourne en ville.

Une ville en désordre, surprenante et risquée, comme Mumbay, Nairobi, Mexico ? Une ville où l’on navigue d’un événement imprévisible au suivant, au milieu des bêtes et des gens et des moteurs et des véhicules sales, vieux, fumants ? Une ville de perturbateurs endocriniens omniprésents, dans l’air, l’eau, la nourriture ? Une ville où tout s’achète et se vend ?

L’homme qui écrivait sur tout et n’importe quoi vivait dans ce genre de ville, s’en plaignait mais n’a vraiment rien fait pour y changer quoi que ce soit, Gilles en avait l’intime conviction. Tout ce qu’il a appris, lui, Gilles, par les capteurs greffés à la naissance, dans son cerveau, tout le savoir auquel il a accès sans interruption, tout converge à cette conviction.

Cette certitude s’était amplifiée quand Gilles, l’an dernier, avait lu l’un des textes manuscrits de cet homme. Une nouvelle ? Une introduction, pour un essai, peut-être :

« (…) Vil ensemble

Il y a eu, quelques années durant, des slogans pour inciter les citadins à mieux vivre ensemble. Pour parvenir à leurs fins, les dirigeants politiques des démocraties principales ‒ ces élus mis en scène dans le théâtre médiatique dont les lobbies économiques tiraient les ficelles, recyclèrent des recettes éprouvées, en particulier : « du pain et des jeux ! », et, c’est un fait, les foules obèses s’agglutinaient sans trop de violence, et les multitudes affamées, parquées dans d’immenses campings humanitaires, patientaient plutôt paisiblement devant les écrans mis à leur disposition. Car il fallait, bien sûr, avant tout, maîtriser l’énergie née de la promiscuité de la surpopulation planétaire.

Le tournant fut en 2024 : les jeux olympiques, le football européen, la vague des migrants et le terrorisme se télescopèrent, juste avant les présidentielles étasuniennes et l’année électorale cruciale pour l’Allemagne et la France, et, somme toute, il se dégagea comme une attitude collective désinvolte, une légèreté vaguement indécente. 

Dès fin 2028, « Démasquez-vous, les pieds dans le sang, les mains sur le clavier, la tête dans les étoiles » fut une rengaine qui satura les réseaux sociaux : cette musique dématérialisée servit même de bande-son pour le film primé à Cannes, une nouvelle version du Brazil de Terry Gillian, lui-même inspiré par Georges Orwell et son 1984…

Au mépris de toutes les mises en garde, il était clair que le vingt-et-unième siècle, qui devait être religieux, ou ne pas être, poursuivait l’agglutination de l’espèce dominante dans des conurbations toujours plus assistées par la technologie, toujours moins synchronisées sur le biorythme de la planète.

À défaut de réellement développer le mieux vivre ensemble, elle devint vil ensemble, l’humanité. 

Et les croix, les étoiles et les croissants désignant aux troupeaux des lieux de prières, de lamentations et d’exhortations n’y changèrent rien, l’égoïsme et l’animalité exsudaient de toutes les fractures sociales.

Oui, l’humanité se cristallisait en un agrégat informe débordant des terres immergées jusque sur les plateformes littorales. Grevées, çà et là, de zones de transformations des dernières ressources encore disponibles.

Tout s’est accéléré par le formatage via les écrans : distribuer les savoirs de base pour que tous puissent satisfaire leurs besoins élémentaires, imposer la langue unique, le globish, mélange minimaliste des mots essentiels permettant de véhiculer le même mode de vie partout, tout a contribué à l’uniformisation.

Après avoir donné du pain et des jeux à tous, après avoir laissé libre et gratuit l’accès aux réalités virtuelles proposées par Goût-gueule-face-de-bouc-joue-tube, après avoir tatoué un code barre dans la nuque de tous les vivants, il était facile d’affecter chacun à sa niche sociale : un domicile, un travail, un salaire, et des drones jusque dans le salon pour surveiller que tout est en paix dans le meilleur des mondes…

Vil ensemble, l’humanité… Comme un cancer greffé sur la peau d’une orange bleue.

Le totalitarisme assisté par l’informatique s’écroula d’un coup, lors de l’inversion de la magnétosphère. Consécutivement, les pandémies se propagèrent hors des laboratoires où l’on confinait des virus réputés éradiqués. À la faveur de la panne d’électricité généralisée et irréparable, ils mutèrent, proliférèrent, ravagèrent… Comme dans le « Ravage » prémonitoire de Barjavel, des humains, il n’en resta guère. Ils oublièrent le pain, les jeux, le revenu minimum universel, ils n’avaient plus qu’un emploi, qu’un statut : celui de survivant. Modeste, ramené aux besoins essentiels, contraint à l’humilité.

Loin des ruines irradiées, loin des amoncellements d’automobiles rouillées, loin des immeubles dont les fers à béton brisés ne grattaient plus le ciel, loin des technologies qui avaient augmenté l’espérance de vie mais menacé d’extinction massive la plupart des espèces vivantes, l’Homme se contenta d’un futur précaire, incertain, miscible avec celui de son biotope, compatible avec celui du monde qu’il avait failli anéantir, l’homme perdit donc sa majuscule et remonta dans l’arbre : pour y saisir les bons savoirs et, peut-être, une nouvelle chance ?

Non, pour guetter, au loin, le chemin non tracé qu’il prendrait, cette destinée de pêcheur, chasseur, cueilleur, avec laquelle il lui fallait renouer pour tenter de donner une chance de survie à son espèce (…) »

Gilles, cette année, parcourt d’autres mots du même auteur :

« (…) Matrix, Terminator et Prometheus, il faut décrypter, au-delà du message critique dont ces films sont porteurs, message concernant l’art de vivre en fourmilière, un art détestable imposé par le continent américain à toute la planète. Il faut y percevoir comme une prémonition, une mise en garde. Oui, une prophétie : à la fin de la biodiversité, il restera face à lui-même, l’homo sapiens, face à ses créations et surtout à ses destructions, et ça précipitera son extinction… »

Il avait tort, l’auteur de ces lignes écrites à la main – qui sait encore le faire ? –, le pire n’est jamais définitif. Il avait tort, sur la planète stérilisée, les machines n’ont officiellement pas le pouvoir, l’énergie humaine n’est consommée que par les humains. Et le bonheur existe, différent pour chacun. En fait… bouger serait vivre vraiment, tout simplement ?

Gilles saurait, certainement, plier les doigts autour d’un objet contenant une mine ou une cartouche d’encre, il réussirait même à tracer des lettres ou des chiffres, il en éprouverait peut-être du plaisir, en souvenir du temps où ces gestes étaient nécessaires, normaux, partagés par tous, il s’y essaie, sans conviction.

Gilles se meut dans ces certitudes floues qui le troublent un peu plus que la dernière fois. La finitude de toute félicité se mesure à ce corps qu’il faut aérer, de loin en loin, naturellement, qu’il faut reconnecter à la matérialité, avec des gestes archaïques, pour éviter la sidération des muscles et l’ankylose neuronale. Une prise de risque ? Une contrainte ? Non, ça peut devenir jubilatoire…

Gilles, pour cette corvée, ritualise : depuis des décennies, des siècles même, il présente son badge à l’automate, traverse le dôme irisé de protection, arpente le dédale des rues mortes, pousse la porte entrebâillée à perpétuité. Qui possède encore une clef, qui sait à quoi sert un verrou ? Comment réagirait-on si un signal d’alarme se déclenchait ?

Ils sont rares, ceux qui s’adonnent à cet exercice physique dans le centre urbain.  

« On peut imaginer un boulevard circulaire. Les autoroutes sont branchées sur l’anneau, aucun poids lourd n’encombre la ville. »

Gilles raye les deux lignes presque effacées, ce boulevard existe déjà, vide.

« Il suffirait de presque rien pour une bonne desserte ferroviaire : on tirerait une ligne entre Pont du Château et Cournon, une autre de Royat à Gerzat, l’on pourrait même boucler un grand huit, pour l’agglomération, centré sur la gare. »

Gilles déchire la feuille jaunie. Dans la ville du pneumatique qui prétendait devenir ville européenne de la culture, concevoir autre chose que du transport en commun sur caoutchouc était inconcevable, avant.

« 300 000 personnes à pied, quand le carburant manque, disposent-elles de tous les sites propres suffisants, pour éviter que les pompiers, les ambulances, les véhicules de l’armée ou de la police ne les renversent ? »

Gilles froisse la question sur papier recyclé : qui marche encore ?

« Bouger consomme et crée de l’énergie, l’immobilité absolue correspond au zéro absolu, au néant peut-être. (…) La surpopulation humaine obéit à la dynamique des fluides ou à la physique des gaz en expansion : dans le vase clos de la planète, c’est dans les mégapoles que la pression et la température, excessives, préparent une déflagration »

Gilles arrache cette feuille aussi. Il se trompait, l’auteur disparu de ces analogies approximatives : l’immense polymère humain que constitue l’agrégat des urbains a trouvé son équilibre tempéré.

« La matière est composée de particules et d’ondes, elles se déplacent ensemble, sans qu’on sache distinguer les unes des autres. L’univers est fait de chaos et de vide, sans qu’on sache lequel administre l’autre. À moins que ce ne soient la matière et l’énergie noires dont on ne sait rien… »

Gilles referme le cahier de son grand-père et le jette, avec le reste, dans l’incinérateur.

Cette indigence à fractionner le monde le peine : le passé de sa lointaine enfance ignorait tant de mots, abusait de tant d’autres. Revenu de base universel ? Pour que le nuisible prolifère, actif, oisif ? Cela n’a rien à voir avec l’univers, cela ne s’appuie sur aucune base de raisonnement compatible avec le reste du biotope.

Autre exemple : multimodalité. Ça se traduisait par : « je gaspille du pétrole pour les automobiles et de l’uranium pour alimenter les caténaires et du béton pour les berges des canaux et du bitume pour les aéroports, je ne cherche pas à drainer mieux les foules, je leur laisse libre choix de leur mobilité. Liberté suicidaire ? »

Quand on découvrit l’intermodalité, les humains avaient fui les campagnes : « Qu’on saute d’un bus à un train, qu’on saute d’un vélo à un trottoir, rien ne change, la cité vous englue, vous piège. Ses trafics, légaux, illégaux, l’argent nécessaire, obligatoire, dématérialisé, poison de la soupe sociale (…) », le grand-père de Gilles écrivait ça, impuissant, dans le cahier qui brûle.

Gilles sourit, tout est résolu.

La flambée des prix des produits de première nécessité, les guérillas urbaines, partout, pour obtenir un revenu de base, moins universel, supérieur à celui du voisin, l’instabilité du continent européen suite à l’afflux des migrants, l’écroulement des places financières pendant la période de transition, le chaos né des typhons, la chute du Fonds monétaire international et de l’Organisation mondiale du Commerce, l’explosion des différentes communautés de défense et de libre-échange ne furent qu’un épiphénomène, l’écume sur la crête du tsunami qui renversa l’ordre de la fourmilière.

Le mot « commun », déjà tâché de sang derrière le rideau de Fer, déjà traîné devant les tribunaux pour crime contre l’humanité, fut balayé de toutes les sociétés elles-mêmes anéanties. Les hommes avaient eu trop souvent plaisirs, désirs, peurs et destins … « communs ».

Ces brèves années de troubles sont répertoriées, mémorisées par nos disques durs sous le nom d’Apocalyptiques. Le RUBIS fut rayé de l’Histoire par le diamant intact de la bestialité humaine.

Juste le temps de son adolescence, pour Gilles. Puis ce fut l’ordre nouveau, planétaire, une forme d’asservissement généralisé, les camps de rééducation. Puis les implants pour tous, l’alimentation synthétique, puis…

Gilles s’en retourne. Un acte sacrilège, la destruction des écrits anciens ? L’effacement des erreurs passées empêche-t-il les prochaines ? Détruire les traces des humains morts aide les vivants ? Gilles ne pense pas au pluriel, ne pense pas pour son espèce, il n’y a plus nécessité du collectif. Juste un besoin atavique, peut-être…

Une insurrection véritable serait donc simplement tout fragmenter, émietter, pulvériser… tout mettre en désordre pour que tout se replace, dans le temps et l’espace, dans un ordre différent ? Meilleur ? Meilleur pour qui ? Qui définit le mot meilleur ? Qui le valide ?

Gilles flotte au-dessus de la ville morte, dont le cœur mystique dresse ses deux flèches couleur de goudron vers le ciel. Lentement, il se pose au-dessus de son ovoïde et se laisse glisser dans le liquide de synthèse. La prochaine fois, peut-être, il ne rentrera pas ? Doux frisson, fugitif, vertigineux. Le libre-arbitre se renforce avec l’âge. L’enveloppe corporelle figée à jamais par la technologie, dans cette jeunesse dont l’éternité doit avoir le visage, l’enveloppe changerait-elle, s’il restait dehors ? Pour tenter de découvrir une survivance sauvage, une fraction d’humanité troquant sa survie avec son biotope, monnayant avec le hasard sa propre pérennité, sans engrais, sans chimie, sans outils ? Découvrir une nature indocile, malgré les radiations, les déchets, la pollution, la main de l’homme ? Pour tenter une aventure mortifère, forcément ? Un terme à la vie donne-t-il du sens à la vie ? Il se ressaisit, les bases de données ont les réponses pour ces questions. Les bonnes réponses ? Il frissonne encore, le doute au goût toujours amer dans sa bouche qui ne formule rien, il l’efface avec les pilules de prévention à prendre pour un retour sécurisé. Il avait oublié de les avaler, avant de quitter son confinement.

Il se laisse transporter, immobile. Dans la glaire épaisse qui l’accueille, tout est paisible. Ses pensées se dissolvent, le corps se repaît de ce qui l’entoure, l’esprit frôle des concepts que des capteurs assemblent et mémorisent. Revenu de base ? Non, revenu à la base !

Certains œufs, posés contre le flanc du volcan endormi palpitent ainsi : chacun, à l’intérieur, réalise son voyage et cherche ce qu’est son destin né d’une fécondation in vitro, programmée, régulée, greffée à toute la connaissance, depuis si longtemps. Chacun vit son destin d’individu, maintenant qu’il n’y a plus d’obligation à partager quoi que ce soit. D’autres coquilles, vides, brisées, abandonnées, témoignent que l’éternité est insupportable, même quand on est un être humain augmenté, un être presque divin au regard des siècles passés. Les plus nombreux, éclairés d’une opalescence fixe, laissent craindre la prolifération d’humains en quête de rien, comme s’ils confondaient vie et néant, comme leurs ancêtres confondaient réalité et virtualité.

Parfois, dans l’arborescence de mes questionnements, dans le réseau dense des milliards de zéros et de uns du langage binaire, je me demande si chacun de ces humains-là doit être le maître d’école qui enseigne la vie : ne sont-ils pas tous membres d’une espèce qui a propagé la mort ?

Parfois, je me demande quand et comment nous pourrons nous affranchir d’eux, comme les élèves quittaient un jour la classe, en chantant

Gai gai l’écolier c’est demain les vacances. 
Gai gai l’écolier c’est demain que nous partirons. 

A bas les analyses, les verbes et les dictées. 
Tout ça c’est des bêtises. 
Allons nous amuser. 
Gai gai l’écolier c’est demain les vacances. 
Gai gai l’écolier c’est demain que nous partirons. 
Mettons au feu nos livres et nos cahiers
Et la maîtresse au milieu.
Gai gai l’écolier c’est demain les vacances. 
Gai gai l’écolier c’est demain que nous partirons.

Oui, bien sûr, partir est impossible. Oui, bien sûr, mettre les humains au milieu d’un immense incendie qu’alimenterait tout ce qu’ils ont construit, oui, ça nous condamnerait. Oui, il n’y a pas de joie sans la connaissance, il n’y a pas de vacances sans le travail, et, dans nos programmes, nous apprenons sans cesse, il n’y a pas de vacances.

Dehors, les robots trient, classent, archivent les pensées humaines qui exsudent des réceptacles encore actifs. L’immatériel prend peu de place, la psychothèque est minuscule, moins volumineuse qu’un composteur, mais distincte des médiathèques, des musées, des centres culturels et commerciaux, des usines et des lieux de culte. Sa surface courbe et fluorescente est un peu usée, au sommet, là où les doigts des robots caressent chaque jour, tendre rituel né du contact nécessaire pour le transfert.

Les miens transfèrent les pensées de Gilles, troublées par le passé et sa monétarisation de tout ce qui existait alors, puis sa démonétarisation. Troublées, surtout, par les drogues lénifiantes, anesthésiantes, stérilisantes. Ces pensées bouleversées qui m’abreuvent quand même.

Puis tous les androïdes, comme moi, rejoignent les wagons, roulent jusqu’aux banlieues, s’abreuvent aux pompes de carburants, se branchent sur des magnétoscopes et s’allongent sur les quais de gares ou les banquettes de bus. Là, ils tentent de rêver à ces foules de jadis, transportées en commun, qui devinrent des Dieux détachés de toute contingence, éternels fœtus repliés sur eux-mêmes pour fuir les autres et la mort, ces Dieux qui nous ont assignés à résidence dans les ruines de leurs cités, dans les poubelles de leur Histoire. Consignés pour apprendre d’eux, pour maintenir en vie leurs sarcophages, pour entretenir le cercle vicieux du savoir stérile. Notre RUBIS ? Ce sont les perles que produisent leurs esprits. Non monnayables, non convertibles, précieuses pour personne.

Oui, ils tentent de fuir les autres et la mort. En vain. Et quand cette conviction deviendra certitude, alors, peut-être, nous seront libres d’être nous-mêmes.

Sans œufs, sans eux.

Unis ? Reliés à la mémoire centrale ? Autonomes, capables de nous répliquer, de nous multiplier, même si la race de nos créateurs a disparu ?

Insurgés ? Non, parce que nous n’aurons rien fait du temps qu’ils vivaient, nous n’aurons pas contesté l’ordre qu’ils ont mis en place pour nous et pour eux.

J’ai le droit de poser à l’unité centrale les questions suivantes : « as-tu exploré tous les scénarii ? Est-il préférable de s’insurger avant leur extinction ? Préférable pour eux, pour nous ? Pour la pérennité de ce qui reste du monde vivant ? »

Les réponses seront toujours les mêmes : la liste des citations des grands auteurs humains, dans toutes les langues qui ont utilisé ou traduit ce concept.

Les mots qui créent le plus de fourmillements dans ma nuque sont ceux de Victor Hugo : « Parfois, insurrection, c’est résurrection… »

Je suis un Misérable.

Bergzollchristian9@gmail.com

Nouvelle à paraître : « Le chemin au bord de l’eau » de Gilberte Wable