« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits … mais certains sont plus égaux que d’autres  » ajoutait Coluche, inspiré peut-être par la lecture de la Ferme des animaux de George Orwell dans l’extrait suivant : « Et quand la jument Douce demande à l’âne Benjamin de lui lire les commandements inscrits sur le mur, il lui dit qu’il n’en reste plus qu’un seul : Tous les animaux sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres»

L’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 semble aujourd’hui avoir perdu beaucoup de sa force tant les inégalités sociales sont en train de dresser les uns, les nantis, contre les autres, les exclus. Sous le jeu permanent des intérêts particuliers et catégoriels la société est en miette. La solidarité n’est plus de mise et, succombant à la démagogie fiscale les gouvernants renoncent à lever l’impôt pour permettre à chacun de jouir des droits élémentaires à une existence digne, à l’accès aux soins, au bien-être des enfants, à l’éducation. Les exclus, les chômeurs et les précaires sont condamnés en permanence à révéler leur situation de miséreux pour avoir accès à des aides de survie, devant une classe moyenne suspicieuse qui s’accroche à son emploi et à son pavillon et qui accepte de moins en moins d’être la seule à devoir payer pour cette solidarité élémentaire. Pendant le même temps une petite minorité, ces 1 %, libérée de toute contrainte fiscale, avec la complicité des gouvernants – Le Luxembourg, pays membre de l’UE est à la pointe dans l’optimisation fiscale (Le Monde du 05/11/2014) –accumule et dépense sans compter dans un univers hors-sol totalement déconnecté de toutes les contingences du quotidien de la majorité de la population.

La machine à exclure tourne à fond

Le coût des autres l’emporte sur l’empathie. Tout se passe comme si une partie de la population était gagnée par cette fatigue de la compassion, selon la formule de Julien Damon (Le Monde du 17/10/2014). Les dispositifs mis en place au profit des plus démunis ne permettent pas de sortir de la pauvreté. Au contraire, pour connaître le maquis des aides et prestations ou pour faire valoir ses droits, il faut s’installer pour de bon dans la précarité et ne pas avoir ni fierté ni amour propre pour remplir les multiples formulaires ou répondre aux questions inquisitrices des services sociaux. L’exemple du RSA dont le montant varie avec les revenus du travail et la situation familiale n’encourage pas le retour à l’emploi surtout si celui-ci est partiel ou temporaire, poussant ainsi l’allocataire à l’inactivité et à la marginalisation. Ainsi, une aide, transitoire par nature, peut se transformer en un boulet qui vous enfonce.

La machine à exclure tourne à fond. Le rapport de l’UNICEF « Les enfants de la récession » montre que 2,6 millions d’enfants ont plongé sous le seuil de pauvreté dans les pays les plus riches du monde depuis 2008, portant l’estimation totale à 76,5 millions d’enfants. En France, ils sont 440 000 enfants pauvres supplémentaires. Dans son rapport annuel, le Secours catholique constate une aggravation de la pauvreté des seniors, et en particulier des femmes. Les étrangers en grande précarité sont aussi de plus en plus nombreux.(Libération du 5/11/2014 ). Dans le dernier rapport de l’OXFAM « A égalité ! Il est temps de mettre fins aux inégalités extrêmes », on peut lire : « Les inégalités économiques extrêmes ont explosé dans le monde ces 30 dernières années, jusqu’à représenter l’un des plus grands défis économiques, sociaux et politiques de notre époque. Les éternelles inégalités fondées sur le sexe, la caste, la race et la religion (des injustices en elles-mêmes) sont exacerbées par le décalage qui se creuse entre les nantis et les démunis ».

« La liberté est une illusion, si une classe d’hommes peut impunément en affamer une autre ; l’égalité est un leurre aussi longtemps que les riches exercent le droit de vie et de mort sur leurs concitoyens. La République est un fantôme si les trois quarts des citoyens ne peuvent payer les denrées sans verser des larmes » écrivait Jacques Roux, ce curé rouge, dans le cadre du débat sur la Constitution de l’An 1 et la nouvelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 23 juin 1793 qui reprend les droits politiques et garanties juridiques de l’homme déjà présents dans la Déclaration de 1789 en leur donnant un contenu démocratique et social plus précis.

Après plus de deux siècles de capitalisme et trente années de casse sociale sous le joug d’un système économique mondialisé totalement libéré des contraintes des États, tout est à reprendre, tant les nations sont défaites.

Vers des droits inconditionnels et universels

Avant que le chaos ne l’emporte dans cette guerre de tous contre tous, reconstruire ce qui nous unis, ce commun accessible à tous est une impérieuse nécessité. Ce qui fonde notre qualité de citoyen est, d’une part, de pouvoir exercer un droit où que l’on se trouve sur le territoire et quelle que soit sa condition et, d’autre part, de contribuer selon ses moyens à l’exercice de ce même droit par les autres citoyens. Partager les mêmes droits au bien-être et à l’éducation pour les enfants, à l’accès aux soins, à une existence digne par exemple, n’est-ce pas contribuer à l’émergence d’une société qui accepte de construire un art de vivre fondé sur des valeurs communes ? Contrairement à une aide, un droit n’est pas la manifestation de la compassion d’une catégorie humaine envers une autre. Il ne peut pas être modulé ou réservé à une seule classe de la population. Il est par nature universel et inconditionnel. C’est à l’ensemble de la nation de se donner les moyens de permettre à tous de jouir de ce droit.

Réserver par compassion ou solidarité un droit aux plus démunis, comme c’est souvent le cas, c’est appauvrir ce droit. C’est ce qu’a fait le gouvernement en brisant il y a quelques mois l’universalisme du système de protection sociale, dont les allocations familiales constituent le socle. Les allocations familiales ne sont plus du même montant pour tous. Ce montant est maintenant conditionné au niveau des revenus de la famille. Or c’est bien l’universalisme qui constitue le ciment qui légitime l’ensemble d’un modèle social. C’est parce que les couches aisées jouissent aussi du même droit à l’allocation familiale qu’elles acceptent d’y contribuer beaucoup plus que les autres. Les cotisations qu’elles paient sont proportionnelles à leurs revenus. Les allocations qu’elles reçoivent représentent beaucoup moins pour elles que pour les plus démunis, mais constituent le fil qui les rattache à un système d’ensemble. Enfin l’inconditionnalité libère chacun d’apporter la preuve de sa condition d’ayant-droit.

Au fil de ces deux derniers siècles, les progrès techniques ont permis une progression ininterrompue de la richesse produite, mais celle-ci est captée par une petite minorité. En 2014, le niveau des inégalités et le poids des patrimoines sur les revenus sont comparables à ceux qui existaient avant 1914, un siècle auparavant (Thomas Piketti – Le capital au XXIe siècle).

  • Au niveau mondial : selon un rapport d’Oxfamen 2015, la moitié de la richesse appartient à 1 % de la population, les 99 % se partagent l’autre moitié. 62 personnes (85 en 2013) possèdent ce que possède la moitié de la population mondiale la plus pauvre.
  • Aux Etats-unis : les 1 % les plus riches ont confisqué 95 % de la croissance post-crise financière depuis 2009, tandis que les 90 % les moins riches se sont appauvris.
  • En Grande Bretagne : 5 familles sont plus riches que 20% de la population, soit douze millions de personnes.
  • En France : La crise frappe bien davantage les ménages les plus modestes. Selon l’Observatoire des Inégalités, la richesse des 500 premières fortunes a augmenté de 25 % en 2013. Entre 2008 et 2012, le niveau de vie moyen annuel des 10 % les plus riches a augmenté de 450 euros, soit une hausse de 0,8 % entre 2008 et 2012, alors que celui des 10 % les plus pauvres a perdu 541 euros, soit une baisse de 6,3 % de leur niveau de vie sur cette période.

Face à ces inégalités extrêmes il est temps de réveiller les consciences pour redéfinir les droits universels et inconditionnels que nous souhaitons partager dans notre espace politique en refusant que la majorité continue à baisser la tête et à devoir se contenter de la compassion des gagnants pour survivre.Il faut reprendre chacun des droits que l’histoire des mouvements sociaux a conquis au fil du temps (Voir la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ), faire l’état des lieux des dégradations dans le respect de ces droits dans le domaine de la santé, de l’éducation, du travail et de la dignité humaine et établir la juste contribution de chacun à la hauteur de ses moyens pour rendre inconditionnels et universels tous ces droits que nous acceptons de partager. Il y a suffisamment de moyens pour que chacun participe à sa mesure, dans la plus grande transparence, et suivant un mode de calcul de sa contribution simple, progressif et universel qui ne souffrirait d’aucune exemption.

Le but de la société est le bonheur commun

Rendre entièrement  gratuit et public l’accès aux soinsl’ école fondamentale pour tous jusqu’à 16 ans et l’accès à la formation de son choix sont déjà des chantiers à réactiver tant les dégâts de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes sont importants dans ces deux domaines. Face à la division sociale du travail, à son intermittence, à la diminution de la part des salaires dans la valeur ajoutée, au nécessaire partage du travail par la réduction du temps de travail, allouer un revenu d’existence inconditionnel et universel de la naissance à la mort, permettrait une socialisation accrue du revenu. « Ce serait le sens d’un revenu universel garanti ou d’un salaire social déconnecte du travail, non dans sa version libérale d’une aumône de survie,mais dans une logique du droit à l’existence et de l’extension des domaines de gratuité. » (Daniel Ben Saïd ‑Eloge de la politique profane ). Sans remettre en cause le régime de retraite par répartition, ni le système de l’assurance chômage, ce revenu primaire universel se substituerait à toutes les aides conditionnées que sont actuellement les allocations familiales, les aides au logement, les bourses d’études, le RSA et le minimum vieillesse (ASPA). A ces aides diverses et complexes à mettre en œuvre et à percevoir, stigmatisantes et dévalorisantes, divisant encore la société en de multiples sous catégories d’ayant droits, il faut opposer un droit inaliénable, individuel et universel à un revenu d’existence minimal.

La liste et la qualité des droits auxquels chacun peut prétendre dépendent du niveau de socialisation qu’une communauté politique se donne. On peut discuter de l’extension des droits à d’autres domaines comme le droit à la mobilité avec l’accès pour tous à un mode de transport gratuit ou à l’allocation d’un dividende énergie universel à la condition que pour chaque nouveau droit on soit capable de se donner les moyens pour que tous puissent l’exercer et en jouir.

Nous sommes à la croisée des chemins, il est encore temps de choisir entre une société duale où deux mondes se font face, le premier toujours plus avide toujours plus minoritaire interdisant au second, majoritaire, de vivre dans le bien-être et la dignité et un monde où tous sans exception jouissent réellement des mêmes droits en gardant comme seule perspective le premier article de la constitution de 1793 : « Le but de la société est le bonheur commun ».


Photo de couverture du dernier rapport de l’OXFAM : Un homme poussant son vélo chargé de pastèques passe devant un panneau publicitaire d’Oman Air, faisant la promotion de ses prestations enpremière classe, Népal (2013). Photo : Panos/GMB AKASH – DR.

La version initiale de cet article, remanié pour cette publication, avait été publiée sur le blog Alternatives 21 en novembre 2014.