Paul Ariès – Directeur de l’Observatoire International de la Gratuité (OIG) , Auteur du livre-manifeste Gratuité vs capitalisme (Larousse)

Rien ne serait plus injuste et dangereux que d’opposer les partisans de la gratuité à ceux du revenu universel et du salaire socialisé. Le rapprochement entre ces mouvances me semble naturel, dès lors que nous nous retrouvons sur deux enjeux : il s’agit bien de construire une écologie des revenus avec un plancher et un plafond, c’est pourquoi je milite, à la fois, pour un revenu universel et pour un revenu maximum autorisé ; il s’agit aussi de faire de ce revenu universel non pas un revenu de survie mais un revenu d’existence à même de modifier les styles de vie, c’est‑à dire aussi comment on produit et ce qu’on produit, compte tenu notamment des limites objectives qui sont celles des écosystèmes. Ces deux principes rappelés, j’aimerais engager le débat avec les partisans du revenu universel autour d’une question préalable.

Crise du travail ou de la marchandisation ?

Je reconnais volontiers la générosité qui anime la majorité des projets en matière de revenu universel inconditionnel mais je pense qu’ils sont mal fondés car reposant sur l’idée de la fin du travail, défendue par Jeremy Rifkin, alors qu’il me semble préférable de les asseoir sur la crise de la marchandisation. Il peut sembler paradoxal d’annoncer la fin du travail alors que « la croissance de la productivité du travail est à son plus faible niveau. On assiste dans les pays développés à un ralentissement continu de la croissance de la productivité du travail »[1]. En France, elle était de 4,7 % sur le période 1950 – 1975, de 2,8 % sur la période 1975 – 1995, de 1,6 % sur la période 1995 – 2007 mais elle est tombée à 0,35 % depuis 2007. Le taux de l’emploi des 15 – 64 ans a certes baissé entre 1975 et 1994 mais il a ré-augmenté depuis pour atteindre 64,3 % en 2015, en raison d’un emploi des seniors plus relevé et de la hausse de l’emploi des femmes. La « fin de l’emploi » est donc incertaine mais sa transformation réelle : « Alors que les CDD, intérim et contrats d’apprentissage représentaient 25,3 % de l’emploi total en 1982, ils en représentent 12,8 % en 2015. Chez les 15 – 25 ans, le recours à ces formes particulières d’emploi a explosé puisqu’ils représentent 53,8 % des emplois en 2015 contre 17, 2 % en 1982 : les contrats temporaires sont ainsi devenus la norme d’entrée dans l’emploi. Par contre, et contrairement à une idée reçue, la part des non-salariés est en baisse sur la longue période, de 17,9 % de l’emploi en 1982 à 11,5 % en 2015. Ce n’est que sur la période récente que l’on constate une légère hausse (…), conséquence du succès relatif du statut d’auto-entrepreneur »[2].

La grande erreur de certains partisans du revenu universel est d’en faire une réponse à la crise (hypothétique) du travail alors que la crise systémique est bien davantage celle de la marchandisation. J’ajoute qu’un danger d’un revenu universel monétaire serait de maintenir, voire d’étendre, la sphère de la marchandisation. L’urgence à agir est cependant évidente puisque le taux de pauvreté reste globalement stable et qu’il est plus élevé parmi la classe d’âge des 18 – 24 ans et faible parmi les retraités (7,6%). La France dispose d’un maquis d’aides structurées autour de dix minima sociaux qui en font un système complexe, d’où l’ampleur du non-recours au RSA qui est de l’ordre de 35 %, un système injuste puisque le RSA (familles avec enfants) est très en dessous du minimum vieillesse, un système troué, car de nombreuses catégories, dont celle des moins de 25 ans, passent à travers les mailles, un système inefficace face à la nature de la crise.

La gratuité face aux grandes propositions de revenu universel

La gratuité se voulant un revenu universel démonétarisé, il convient de présenter, tout d’abord, les formes monétarisées. Parmi les multiples projets de revenu universel certains nous sont totalement étrangers, car ouvertement libéraux, comme le projet LIBER, qui n’aurait un impact que sur les deux dixièmes extrêmes de la distribution des revenus et améliorerait, au mieux, la situation des plus pauvres mais sans toucher aux inégalités sociales, sans remettre en cause les logiques économiques, écologiques, politiques, anthropologiques dominantes, sans avancer le moins du monde vers la dé-marchandisation. Les autres grandes propositions émanant du Mouvement français pour le revenu de base (MFRB) reposent sur un cheminement différent, puisqu’il s’agit, pour certains, d’étendre le RSA de façon automatique à tous les adultes, avec une règle de dégressivité, pour d’autres de penser une Dotation individuelle d’autonomie. Cette seconde proposition me semble davantage émancipatrice. C’est pourquoi j’avais accepté de préfacer l’ouvrage de Baptiste Mylondo [3] qui proposait de fixer le revenu de base au seuil de pauvreté soit environ 1000 euros mensuels (et 500 euros pour les moins de 18 ans). Le coût d’un tel projet serait de l’ordre de 710 milliards (soit 620 milliards de coût supplémentaire par rapport à la situation actuelle). La pauvreté serait, certes, éradiquée mais avec une augmentation, bien difficile, de 46,5 points de la CSG en plus des transferts de budgets sociaux, des économies de gestion, des transferts de budget d’État.

C’est pourquoi j’avais aussi accepté de préfacer l’ouvrage de Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anisabel Veillot, co-auteurs de « Un Projet de Décroissance – Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie » (éditions Utopia, 2013). Ces auteurs se disent partisans du MFRB parce que la DIA inclut l’idée d’un revenu de base mais ils entendent se démarquer des projets d’allocations universelles plaqués sur le système actuel et qui n’auraient d’autre but que d’acheter la paix sociale, au sein d’un système ultralibéral, qui pourrait se permettre alors de casser ce qui reste des solidarités et d’étendre la marchandisation. C’est pourquoi, ils insistent pour que l’outil et le projet de société soient présentés simultanément car la DIA doit représenter une opportunité de se réapproprier le pouvoir de décision sur ce qu’on produit, comment et pour quel usage. Ce projet pose la question des limites, aussi bien en termes de revenu, c’est pourquoi la DIA ne va pas sans Revenu maximal autorisé, que du point de vue symbolique en interrogeant la centralité de la « valeur travail », les rapports aux technologies, à la nature, etc. Ce projet nécessiterait une profonde réforme fiscale avec, par exemple, la réhabilitation de l’impôt progressif sur le revenu, afin de taxer à 100 % au-dessus d’un certain niveau à définir (RMA) ou l’instauration d’une réelle Taxe à la Consommation visant à pénaliser les productions non locales ou non respectueuses de l’environnement. La DIA ne sera donc pas que monétaire mais devra également être la mise à disposition de services et de matériels pour bien vivre. Cela suppose que les collectivités récupèrent certains services publics comme l’eau, le gaz, l’électricité ou les transports afin d’étendre la sphère de gratuité.

De quelle gratuité parle-t-on ?

Le livre-manifeste « Gratuité vs capitalisme » (Larousse, 2018) présente un état des lieux des formes de gratuité existantes et à venir. Il s’agit bien sûr d’une gratuité construite, économiquement bien sûr, mais aussi socialement, culturellement, juridiquement… Nous avons lancé en octobre 2018 un appel pour une civilisation internationale de la gratuité qui a remporté un franc succès, justement parce qu’il parlait de civilisation, c’est-à-dire parce qu’il mettait volontairement la barre très haute, ne se contentant pas d’évoquer la gratuité comme une réponse aux urgences actuelles. Le deuxième forum national de la gratuité, auquel a participé le MFRB, a connu un franc succès politique et populaire, avec la participation de (presque) toutes les familles des gauches et de l’écologie, mais aussi des gauches syndicales et mouvementistes. Nous avons décidé de mettre la question de la gratuité au cœur des prochaines élections municipales en 2020 car les territoires nous semblent être le bon échelon pour amorcer cette révolution tant les Français sont attachés aux services publics de proximité. L’enjeu est de multiplier, dès à présent, les ilots de gratuité (eau et énergie élémentaires, transports en commun, services culturels et funéraires, restauration scolaire, etc.), avec l’espoir qu’ils deviennent, demain, des archipels de gratuité, puis donnent naissance, après demain, à des continents de gratuité… Nous proposons pour cela toute une grammaire fondée autour de trois grandes règles. Première règle : la gratuité ne concerne pas seulement le domaine de la survie. L’eau élémentaire gratuite c’est essentiel, mais la gratuité des bacs à sable également ! Il n’existe donc pas des domaines qui par essence seraient marchands et d’autres gratuits. Deuxième règle : il ne s’agit pas bien sûr de rendre tout gratuit, et pas d’abord par réalisme économique, mais parce que la gratuité est au service d’un projet de civilisation. C’est pourquoi nous proposons un nouveau paradigme, gratuité du bon usage face au renchérissement, et parfois à l’interdiction du mésusage. Pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et pour remplir sa piscine privée ? Troisième règle : il ne s’agit surtout pas de rendre gratuits les services existants. La gratuité des transports en commun urbains ce n’est pas seulement la suppression de la billeterie mais une nouvelle offre de transports, la gratuité de la restauration scolaire, c’est le choix de régies municipales de restauration mais aussi fermière, c’est la possibilité d’avancer vers une alimentation relocalisée, re-saisonnalisée, moins gourmande en eau, carnée autrement, etc.

Pourquoi je préfère la gratuité

La gratuité est préférable au don en argent pour deux raisons. Mon premier argument reprend l’analyse de Denis Clerc qui considère que les projets de revenu universel constitueraient une usine à gaz, à laquelle il préfère l’augmentation des prestations existantes. Un revenu de substitution devrait être au moins de 785 euros par mois pour les moins de 60 ans et de 1100 euros pour les plus de 60 ans, sinon il représenterait un recul social par rapport au revenu actuel, qui est de 785 euros par mois pour les 25/60 ans (en tenant compte du RSA et des allocations logements) et de 1100 euros pour les plus de 65 ans et les handicapés (compte tenu du minimum vieillesse, des allocations spécifiques et des APL). Il ne s’agit surtout pas, en effet, d’instaurer un revenu de survie. La contrepartie doit être suffisante pour permettre de vivre bien. Ces projets sont réalistes puisque la planète est déjà bien assez riche pour permettre à huit milliards d’humains de vivre bien. L’ONU ne cesse de rappeler que 30 milliards de dollars par an, pendant 25 ans, permettraient de régler le problème de la faim dans le monde. L’ONU ajoute que 80 milliards par an, toujours pendant 25 ans, permettraient de régler le problème de la grande pauvreté. Ces 30 ou 80 milliards sont introuvables mais le budget militaire mondial atteint 1600 milliards, le budget publicitaire 750 milliards, le produit international criminel (l’argent sale) dépasse les 1000 milliards, soit 10 à 15 % du PIB, à comparer au même pas 1% consenti pour ce qu’on nomme l’aide au développement. Les gaspillages alimentaires nord-américains représentent 100 milliards par an, soit trois fois ce qui serait nécessaire, chaque année, pour régler le problème de la faim dans le monde.

La gratuité me semble donc déjà plus efficace économiquement. Une équipe de l’University Collège à Londres vient de comparer le coût d’un revenu universel de base au Royaume-Uni à celui de la gratuité des services universels de base. Ces derniers coûteraient 42 milliards de livres contre 250 milliards pour le revenu universel soit un sixième seulement de la somme. Ce coût représente 2,2 % du PIB britannique contre 13 % pour le revenu universel.

Mon deuxième argument est de toute autre nature, puisque si je ne nie pas que ces projets (revenu universel ou cotisation sociale) permettent de commencer à démarchandiser le travail en soustrayant une partie des revenus du marché capitaliste, ils ne font, en revanche, que la moitié du chemin, puisque rien ne garantit, d’une part, que les sommes versées seront utilisées pour des produits à forte valeur ajoutée écologique, sociale, démocratique et parce que, d’autre part, nous resterions dans la logique de la définition individuelle des besoins et de la consommation. La gratuité n’est pas seulement une réponse à l’urgence sociale mais un instrument pour transformer la société vers davantage d’égalité sociale, écologique et politique.

Construire la convergence entre RUE et gratuité

Amoureux de la gratuité et adeptes d’un RUE peuvent néanmoins se retrouver autour de la proposition d’un revenu d’existence au maximum démonétarisé, c’est-à-dire distribué sous la forme d’une dotation individuelle d’autonomie (DIA), dont la part monétaire devrait progressivement diminuer au profit d’un revenu en nature (gratuité de l’école, du logement, de la restauration sociale, de la santé, des transports en commun).

J’aime donc l’idée que ce revenu soit distribué de trois façons.

  1. Une fraction la plus petite sous forme de monnaie nationale.
  2. Une fraction sous forme de monnaie régionale à créer, afin de favoriser la relocalisation des activités, cette monnaie locale pouvant être fondante, c’est-à-dire se déprécier dans le temps, (selon la proposition faite en 1916 par Silvio Gesell afin de ne conserver à la monnaie que ses fonctions de mesure et d’échange). Keynes estimait que le principe d’une telle monnaie était irréprochable et que l’avenir emprunterait sans doute beaucoup d’idées aux thèses de Gesell. Quelques expériences de monnaies fondantes existent notamment en Bavière.
  3. J’estime beaucoup plus émancipateur que ce revenu d’existence soit donné au maximum sous la forme d’un droit d’accès institué collectivement sur une certaine quantité de biens communs.

Paul Ariès

[1] Guillaume Allègre, OFCE, Science Po, Paris, France.
[2] Idem
[3] Baptiste Mylondo, Ne pas perdre sa vie à la gagner, Homisphères, Paris, 2008.