Sur le chemin de terre qui longe la rivière, Mika marche.

Il a choisi ce détour pour rentrer seul de la fête. On ne voit presque plus les dégâts de la tempête précédente. L’eau coule, paisiblement. Les frémissants peupliers, en s’y reflétant, font un paysage d’intime et calme majesté. Mika respire l’odeur d’eau et de reine-des-prés, et s’imprègne de paix… La fête des Anciens a été belle cette année… Mika garde encore en lui l’émotion ressentie. Comme la voix d’Alia était profonde…Comme elle s’adressait au profond en nous… Et ils étaient presque tous là de la commune, réunis dans une même ferveur. Alia a parlé, bien sûr, de l’Année Noire et des Savides. Depuis que cette fête des Anciens existe, chaque année ils en parlent à tour de rôle. Mais il semble à Mika qu’au fil du temps, c’est avec davantage de douceur.…

Mika ne sait plus d’où vient ce mot « Savides » pour désigner celles et ceux qui vivaient dans le « monde d’avant » ‒ d’avant l’Année Noire. Peut-être était-ce un condensé de plusieurs mots : savants avides et vides… Mais de l’Année Noire, oui, il se souvient. Il avait 9 ans. Ce fut terrifiant. Incompréhensible. Quelque chose comme le tableau de « Guernica », mais sans limites…
Oh, bien sûr, il y avait eu des prémices. Ses parents lui avaient raconté qu’en 2020, un an avant sa naissance, il y avait eu une pandémie. Pas aussi grave que celles qui suivirent, c’est sûr, mais on commença à pressentir, sans y croire tout à fait, que le pire pouvait advenir, en tout cas, qu’il était grand temps de changer de mode de vie. Au lieu de cela, on a continué, on s’est enfoncé davantage dans les mêmes ornières. On savait, et on ne pouvait pas, comme dans ces cauchemars où, étrangement paralysé, on ne peut pas fuir un danger, pourtant terrible et évident. Ceux qui détenaient le pouvoir, ou voulaient s’en emparer, ont bien vu le parti qu’ils pouvaient tirer d’une telle situation. Ils augmentèrent la peur, les mensonges, et donc la soumission, les violences…
Cyclones, incendies, famines, explosions, virus, révoltes augmentaient…
Le monde humain, tel un drogué, ne virait pas de bord, et avançait toujours vers sa destruction imbécile. Et puis, il y eut l’Année Noire.

Cette fois, les survivants, épuisés, abasourdis, surent qu’il n’y aurait plus de retour possible. Le monde d’avant était pulvérisé. Terminé. Balayé. Ce qu’ils avaient vécu, et ce qui leur restait, leur montrait, sans le moindre doute possible, que la seule voie pour vivre était la solidarité. Le mirage fou de domination, de compétition, d’exploitation s’était volatilisé…
S’entraider… Les premiers temps furent très durs. Il y avait les morts, les malades, les pénuries et les souffrances de toutes sortes, la Terre meurtrie, ravagée, par endroits inhabitable, et dans le cœur, le poids d’une tristesse sans nom. Mais il y avait aussi l’impression d’un premier matin qui se lève : plus d’ennemis à combattre, une seule boussole désormais, limpide comme une évidence. Mika, quoique jeune, se mit au travail comme les autres. On manquait de bras. Il fallait planter, dépolluer, soigner, distribuer, protéger, réconforter, réparer, et mettre hors d’état de nuire tout ce qui avait été légué de dangereux. On apprit à écouter en soi le bon sens et l’intuition profonde, à rendre grâce à la pluie, au soleil, à cette Terre qui sait se guérir pour peu qu’on lui en laisse la possibilité, et qui donne si on coopère avec elle.

Trente-sept ans ont passé depuis l’Année Noire. Ceux qui étaient adultes à ce moment-là commencent à prendre de l’âge. Leur vie s’est éclaircie, mais le choc a laissé en eux comme une zone de sidération… Comment ont-ils pu, à ce point stupides et veules, opérer un tel gâchis… ?…
Au début, on n’en parlait presque pas. Et puis, on fit cette fête des Anciens, à la mémoire des Savides disparus, et pour ceux qui étaient là, sortis de cette folie. Cette année, Alia a guidé les cœurs vers davantage de paix à l’égard du passé. Non, les Savides n’avaient pas pu faire mieux, parce qu’ils étaient habités par la peur. Toute leur vie était imprégnée de peur. Et plus ils avaient peur, plus ils agissaient en dominateurs, agressifs, accapareurs, menteurs, jouisseurs effrénés et jamais satisfaits. Peur de manquer, peur des autres, peur de se regarder soi-même, et bien sûr, peur de mourir tant leur vie était vide. Spirale infernale, l’insécurité s’auto-entretenait, s’auto-confirmait. Comme des drogués, ils ne pouvaient plus s’en extraire d’eux-mêmes… Mais Alia a bien montré que s’en vouloir et leur en vouloir, c’était encore avoir peur.
Peur de n’avoir pas été à la hauteur de ce qu’on aurait dû être, peur d’un prolongement de leur influence maléfique. Qu’on se sente critiquable ou vulnérable, c’est encore de la crainte. Puisque ce temps est révolu, puisqu’on a fait le grand saut dans la confiance, essayons de nous délivrer de ce qui fait mal, et goûtons pleinement la paix, la puissance et la douceur de la confiance. Une même vibration est présente en tout ce qui existe, on le sait maintenant…
Mettons notre bonheur à nous accorder avec cette vibration.… Admettons que nous ayons vécu le choc d’une comète sur notre planète. La vie veut encore de nous puisque nous sommes là ! Remercions ceux qui nous ont précédés pour ce qu’ils ont découvert et légué de bénéfique… Remercions ce qui nous a permis de nous retrouver dans davantage de sagesse et de maturité…

Mika se penche sur la rive, contemple un moment les herbes qui ondoient dans le courant, prend un peu d’eau et la laisse glisser entre ses doigts, ému par la caresse d’une délicieuse fraîcheur. « Main nue dans l’eau sacrée », pense-t-il, en se souvenant du titre qui évoque les pieds sur la Terre. Oui, jadis, certains parmi vous savaient, mais vous ne les avez pas suivis, vous les avez même persécutés, hélas… Alia a parlé de ces quelques peuples ‒ oh, si peu ‒ restés en amitié avec la Terre… et puis de ceux qui tentaient, avec difficultés, de préparer le «­ monde d’après »…
Il y en avait qui parlaient beaucoup mais agissaient à l’inverse… D’autres qui louvoyaient pour faire croire qu’on pourrait vivre comme avant en changeant juste de sources d’énergie. Mais d’autres aussi, qui s’engageaient en entier. Certains se réclamaient de Gandhi. Par la non-violence, celui-ci voulut instaurer la confiance en soi, en l’autre…
Mais comme cette non-violence était mal comprise des Savides !… Ils l’avaient à peine nommée d’ailleurs, juste en opposition à ce qu’ils connaissaient ‒ la violence. Il faut dire que leur vocabulaire, si foisonnant dans les domaines qui les intéressaient, était bien réduit pour tout le reste… Chers pauvres frères humains, empêtrés dans vos peurs et l’étroitesse de vos vies intérieures, dans vos mains passaient pourtant les germes d’un autre monde…

Ainsi, à propos de l’argent, une idée circulait parmi vous depuis des années. Mais vous l’avez tellement déformée par vos craintes en tout genre qu’elle ne put jamais se concrétiser. Les Dix, réunis près de Saumur après l’Année Noire, l’ont proposée, et elle s’installa aussitôt dans les communes. Ce sont ces Dix, qui, s’appuyant sur deux principes essentiels, la simplicité et l’intérêt général, se sont dévoués pour donner au pays une unité et une organisation minimale indispensables. Quant aux communes, elles ont pris leur destin en main et se sont autogérées quand tout l’appareil d’Etat s’est trouvé hors d’usage. Elles se sont donné une taille plus homogène, entre 1000 et 2000 personnes, et les villes se sont partagées en quartiers. Depuis, c’est dans ce cadre-là que se déroulent les échanges quotidiens, et la proximité les rend très vivants. Bien entendu, quartiers et communes se rencontrent, échangent et décident ensemble chaque fois que c’est nécessaire.

Un monde de confiance pouvait-il se passer de l’argent ? Après l’Année Noire, la question se posa. Mais cela parut difficile et hasardeux. Après tout, l’argent n’est pas plus dangereux que le mètre ou le litre. Son usage ne fait que refléter ce que nous sommes. On le garda donc, mais en revenant à des notions fondamentales. L’important, ce sont les objets ou les services que les humains échangent pour répondre à leurs besoins. L’argent n’est qu’un outil pour faciliter ces échanges. On lui fait représenter la valeur que, d’un commun accord, on donne aux choses et aux services. On peut le créer à volonté, en prenant garde malgré tout à ce que la quantité en circulation corresponde à peu près à la quantité de ce qui est échangeable.
Comme pour un autre outil, un juste équilibre est à trouver entre le trop et le trop peu. S’il n’y a pas assez d’argent, les échanges se font mal. S’il y en a trop, l’argent devient un jouet insignifiant. Les Savides avaient même inventé de grands échanges stériles. Le pire a été ‒ et ils y étaient passés maîtres ‒ de maintenir à la fois des lieux où il n’y avait pas assez d’argent, et d’autres où il y en avait beaucoup trop, source intarissable d’abus, de détresses et de violences. Il fallait évidemment mettre un terme à cela. Chacun doit, et sans condition, trouver sa place parmi les échanges humains, et assurer ses besoins essentiels, dès la naissance et jusqu’à la mort, pour pouvoir, en toute sécurité, donner ce qu’il peut aux autres. Les Dix ont donc proposé que, sur un compte personnel, chaque mois, soit versée la RC, la « ressource citoyenne », d’un montant identique pour tous. Elle est de 950 UF en cette année 2068.
Elle correspond aux possibilités du pays, et elle est calculée de telle sorte que chacun puisse se nourrir raisonnablement, se vêtir sobrement, et assumer les frais d’un petit logement avec un confort très simple. Comme tout ce qui relève de la santé, y compris les handicaps graves empêchant de travailler, est pris en charge par tous de façon solidaire, la pauvreté a disparu. Les enfants aussi ont besoin de leur RC pour assumer leur éducation, et assez souvent, une partie des frais pour une maison plus grande. La RC étant versée aux citoyens français, il a fallu poser des principes simples à propos de la nationalité. Après l’Année Noire, d’importants déplacements de personnes ont eu lieu, mais cette tendance s’apaise. Les humains, en majorité, préfèrent rester dans leur pays d’origine si la vie y est convenable.

Sur le compte personnel est aussi versé le RA, le revenu d’activité. Il permet de répondre à toutes sortes de besoins, personnels principalement, immédiats ou lointains, mais aussi en partie collectifs : la caisse solidaire de la commune prend en charge les équipements qu’on partage, et les gros aléas de la vie. Ce RA exprime la gratitude de ceux qui ont bénéficié d’un service qu’on a pu leur apporter en ayant acquis des connaissances et des compétences de qualité professionnelle.
Et plus on est utile aux autres, plus il y a de gratitude. Personne ne trouve bizarre qu’un soignant soit davantage remercié qu’un chanteur par exemple. D’un commun accord, on a établi l’échelle et les écarts. Ils n’ont plus rien à voir avec ceux du monde d’avant ! Les métiers inutiles, eux, ont disparu. Et la paresse ne gangrène pas le pays. Les Savides se trompaient lourdement. L’être humain, lorsqu’il est en confiance et en bonne santé, est heureux d’être utile aux autres, et s’épanouit en faisant ce qui lui correspond. D’ailleurs, jadis, pour « travailler », on disait ces mots terribles « gagner sa vie »… Maintenant, on dit « rendre service »… C’est tellement différent !…

La profession n’est toutefois pas la seule façon d’être utile aux autres. En plus de la RC et du RA, qui servent aux échanges en UF, les « unités françaises », il y a aussi ces petits cartons qui portent sur une face le mot « Merci », et sur l’autre, un logo de couleur qui les distingue. C’est la monnaie locale, créée par la commune ou le quartier où l’on vit, utilisable uniquement dans cette commune ou ce quartier, pour tous les échanges occasionnels : monter un meuble, ramasser des pommes, porter le linge, préparer un repas…ou – Mika sourit – comme Stève, des fruits séchés…
Chaque « Merci » vaut en principe un quart d’heure de travail. Ils sont échangés avec joie, sans grande rigueur il faut bien le dire, comme un jeu qui matérialise la gratitude. Mika pense à la commune voisine qui envisage de supprimer sa monnaie locale. La commune étant une grande famille, paye-t-on les services à l’intérieur des familles ? Peut-être, un jour, dans la commune… l’Etat… la planète… serons-nous dans la simple gratuité… Mais pour le moment, sans doute est-il préférable de maintenir une distinction entre l’espace familial, et un espace plus vaste…

La grande maison des Fougères qui abrite sa vie n’est plus loin maintenant. Mika songe aux présences aimées et aimantes qu’il va retrouver, au bonheur profondément équilibrant qui les nourrit au fil des jours… Trouver son bonheur à faire le bonheur de l’autre, être intimement proches tout en gardant une distance de respect et de liberté, s’entraider à devenir chacun pleinement soi-même, et puis… se laisser partir si le moment est venu…
Partir au loin, ou partir pour toujours, avec tristesse bien sûr, mais dans la paix que donnent la confiance et la solidité intérieure… Aux Fougères, ils sont trois couples. Deux de leurs grands enfants sont encore là, et la mère de Triss vient passer l’hiver avec eux. On y reçoit aussi parfois une ou plusieurs personnes de passage. D’autres familles se composent et s’organisent autrement. Il n’y a pas de normes imposées pour que se créent, grandes ou petites, ces communautés de vie qu’on appelle « familles ». Chacun reste ou passe là où il se sent bien. En tout cas, il n’y a plus de mariage, ni aucun contrat de possession réciproque. La femme est autonome tout autant que l’homme. Il reste un contrat toutefois, et il est sacré. Il commence lorsqu’on décide de donner la vie. Père ou mère, on s’engage à donner aux enfants, pendant 15 années, le meilleur de soi. S’il arrive que les parents atteignent leurs limites, il n’y a aucun problème à demander de l’aide.
Dans la famille ou la commune, ils trouvent un soutien attentif et bienveillant. Cette responsabilité envers les enfants et l’avenir est vraiment ancrée en chacun. En réalité, les difficultés ne sont pas si nombreuses. Pour être capable d’un amour parental authentique, le plus simple est de commencer par être heureux soi-même, pleinement, profondément. Et il y a peu de problèmes avec les enfants qui se sentent aimés, dont les besoins sont pris en compte, et qui grandissent dans la confiance.

Comme les impressions de l’enfance restent, indélébiles… Deux de nos plus Anciens, soupire Mika, retrouvent malgré eux, en s’affaiblissant avec l’âge, des comportements du monde d’avant : ils réclament on ne sait quoi. Ils sont malheureux et rendent malheureux… Mais comme devient beau ce lent départ qu’est la vieillesse quand il est accepté, rayonnant même, accompagné d’humilité, de sagesse et de bonté… La commune veille sur ses Anciens. Plusieurs personnes les accompagnent au quotidien, et essaient de faire qu’ils meurent de leur « belle mort », dans leur cadre de vie habituel, ou celui qu’ils ont choisi. Ce doux rayonnement est un baume, une inspiration pour ceux qui les suivent, tant on les sent proches de la primordiale vibration au cœur de tout ce qui est… « Que ma vie serve à laisser un monde plus beau » disait Marta…

Mika quitte le chemin de terre. Et entre les peupliers, coule l’eau de la rivière…

gilbertew@free.fr

Prochaine nouvelle à paraître : “Revenu” d’Adrien Hugerot