En guise d’introduction et invitation au colloque sur la pensée d’André Gorz qui se tient le 15 et 16 novembre prochain à Montreuil, nous reproduisons ci-dessous un article dans lequel Gorz défend – finalement – le revenu de base inconditionnel.

Pour un revenu inconditionnel suffisant – André Gorz (source)

J’ai longtemps refusé l’idée d’un revenu social qui permette de « vivre sans travailler ». Et cela pour des raisons inverses de celles des disciples de Rawls pour lesquels ‘le travail’ est ‘un bien’ qui, au nom de la justice, doit être distribué équitablement. Non, le travail n’est pas un bien : c’est une activité nécessaire, exercée, à l’époque moderne, selon les normes définies par la société, à la demande de celle-ci et qui vous donne le sentiment que vous êtes capable de faire ce dont la société a besoin. Elle vous reconnaît, vous socialise et vous confère des droits par sa demande. Le travail vous tire ainsi de la solitude privée ; il est une dimension de la citoyenneté. Et il est plus fondamentalement (comme travail qu’on fait), au-delà de sa détermination sociale particulière, une maîtrise de soi et du monde ambiant nécessaire au développement des capacités humaines.

À mesure que le poids de sa nécessité diminue, l’équité exige à la fois qu’il diminue dans la vie de chacun et qu’il soit équitablement réparti sur tous. C’est pourquoi dans de précédents ouvrages, je voulais que la garantie à chacun d’un plein revenu soit liée à l’accomplissement par chacun de la quantité nécessaire à la production des richesses auxquelles son revenu donne droit : par exemple 20.000 heures que chacun pourrait répartir sur toute sa vie en autant de tranches qu’il le souhaiterait, à condition que l’intervalle entre deux périodes de travail ne dépasse pas une certaine durée.

Cette formule, que je préconisais à partir de 1983, était cohérente avec la perspective de l’extinction du salariat et de la « loi de la valeur » : le revenu social garanti n’était plus un salaire. Elle était cohérente avec l’appropriation et la maîtrise du temps. Mais elle n’était pas cohérente avec les perspectives et les changements introduits par le post-fordisme.

Je l’abandonne donc pour un ensemble de quatre raisons que voici.

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Quand l’intelligence et l’imagination (…) deviennent la principale force productive, le temps cesse d’être la mesure du travail ; de plus, il cesse d’être mesurable. La valeur d’usage produite peut n’avoir aucun rapport avec le temps consommé pour produire. Elle peut varier très fortement selon les personnes et le caractère matériel ou immatériel de leur travail. Enfin le travail-emploi continu et payé au temps est en régression rapide. Il devient de plus en plus difficile de définir une quantité de travail incompressible à accomplir par chacun au cours d’une période déterminée.

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L’inconditionnalité du droit à un revenu de base suffisant soulève des objections immédiates : ne va-t-elle pas produire une masse croissante d’oisifs vivant du travail des autres ? Ces autres ne vont-ils pas refuser de porter le fardeau de la nécessité et exiger que l’oisiveté soit interdite, le travail rendu obligatoire, sous la forme du workfare ou du service civil obligatoire ‘d’utilité sociale’ ?

De nombreux partisans de l’allocation universelle, tant libéraux que socialistes, soulèvent ces objections. Mais ils rencontrent alors la difficulté suivante : quel contenu donner au travail obligatoire exigible en contrepartie de l’allocation de base ? Comment le définir, le mesurer, le répartir quand l’importance du travail dans l’économie devient de plus en plus faible ? Comment éviter, d’autre part, que le travail obligatoire ne concurrence et ne détruise une proportion croissante d’activités et d’emplois publics normalement rémunéré ?

Si l’on veut que l’allocation universelle d’un revenu de base soit liée à l’accomplissement d’une contre-prestation qui la justifie, il faut que cette contre-prestation soit un travail d’intérêt dans la sphère publique et que ce travail puisse avoir sa rémunération (en l’occurrence le droit à l’allocation de base) pour but sans que cela altère son sens. S’il est impossible de remplir cette condition et si l’on veut que l’allocation universelle serve au développement d’activités bénévoles, artistiques, culturelles, d’entraide, etc., il faut alors que l’allocation universelle soit garantie inconditionnellement à tous. Car seule son inconditionnalité pourra préserver l’inconditionnalité des activités qui n’ont tout leur sens que si elles sont accomplies pour elles-mêmes.

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L’allocation universelle est le mieux adaptée à une évolution qui fait « du niveau général des connaissances la force productive principale » et réduit le temps de travail à très peu de chose en regard du temps que demandent la production, la reproduction et la reproduction élargie des capacités et compétences constitutives de la force de travail dans l’économie dite immatérielle. Pour chaque heure, ou semaine, ou année de travail immédiat, combien faut-il de semaines ou d’années, à l’échelle de la société, pour la formation initiale, la formation continue, la formation des formateurs, etc. ? Et encore la formation elle-même est peu de chose en regard des activités et des conditions dont dépend le développement des capacités d’imagination, d’interprétation, d’analyse, de synthèse, de communication qui font partie intégrante de la force de travail postfordiste. Dans l’économie de l’immatériel, « le travailleur est à la fois la force de travail et celui qui la commande ». Elle ne peut plus être détachée de sa personne.

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L’allocation universelle d’un revenu inconditionnel correspond le mieux à l’économie qui se dessine au-delà de l’impasse dans laquelle s’enfonce l’évolution actuelle. Un volume croissant de richesses est produit avec un volume décroissant de capital et de travail ; la production distribue par conséquent à un nombre décroissant d’actifs un volume décroissant de rémunérations et de salaires ; le pouvoir d’achat d’une proportion croissante de la population diminue, chômage, pauvreté, misère absolue se répandent. La productivité croissante du travail et du capital entraîne un excédent de force de travail et de capital. Wassily Léontieff résumait la situation par cette métaphore :

Quand la création de richesses ne dépendra plus du travail des hommes, ceux-ci mourront de faim aux portes du Paradis à moins de répondre par une nouvelle politique du revenu à la nouvelle situation technique.

Leontieff ne précisait pas à quelle nouvelle politique du revenu il pensait, mais Jacques Duboin avait déjà indiqué en 1931 la « porte de sortie », et Marx en 1857, dans les Grundrisse que Duboin ne pouvait connaître : « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume du travail fourni. »

La distribution des moyens de paiement ne sera plus un salaire, mais ce que Duboin déjà appelait un ‘revenu social’. Celui-ci ne correspond plus à la ‘valeur’ du travail (c’est à dire aux produits nécessaires à la reproduction de la force de travail dépensée) mais aux besoins, désirs et aspirations que la société se donne les moyens de satisfaire. Elle suppose la création d’une autre monnaie non thésaurisable, que Duboin appelle ‘monnaie de consommation’.

Tel est de fait le sens de l’évolution présente. Elle rend caduque la « loi de la valeur ». Pensée jusqu’au bout de ses implications, l’allocation universelle d’un revenu social suffisant équivaut à une mise en commun des richesses socialement produites.

Allocation universelle n’est pas assistance

La garantie inconditionnelle à toute personne d’un revenu à vie aura toutefois un sens et une fonction foncièrement différent selon que ce revenu est suffisant ou insuffisant pour protéger de la misère.

- a – Destinée, selon ses partisans, à être substituée à la plupart des revenus de redistribution (allocations familiales et de logement, indemnités de chômage et de maladie, RMI, minimum vieillesse, etc.…), la garantie d’un revenu de base inférieur au minimum vital a pour fonction de forcer les chômeurs à accepter des emplois au rabais, pénibles, déconsidérés (…). Il faut donc subventionner ces emplois en permettant le cumul d’un revenu social de base insuffisant pour vivre avec un revenu du travail également insuffisant.

On créera de la sorte un ‘deuxième marché du travail’ protégé contre la concurrence des pays à bas salaires mais aussi, bien évidemment, contre les dispositions du droit au travail, vouées à disparaître. Plus le revenu de base est faible, plus ‘l’incitation’ à accepter n’importe quel travail sera forte et plus aussi se développera un patronat de ‘négriers’ spécialisé dans l’emploi d’une main d’œuvre au rabais dans des entreprises hautement volatiles de location et de sous-location de services.

Le workfare américain, légalisé fin juillet 1996 par le président Clinton, lie le droit à une allocation de base (le welfare) très faible et l’obligation d’assurer un travail ‘d’utilité sociale’ non payé ou à peine payé à la demande d’une municipalité ou d’une association homo-loguée. Le workfare a de nombreux partisans en France ainsi qu’en Allemagne où des municipalités ont commencé à menacer les chômeurs de longue durée de leur supprimer l’aide sociale s’ils n’accomplissaient pas des tâches ‘d’utilité publique’ (travaux de nettoiement, de terrasse-ment, de déblayage, etc.) pour lesquels une indemnité de 2 marks leur est versée, destinée à couvrir leurs frais de transport et de vêtement.

Toutes les formes de workfare stigmatisent les chômeurs comme des incapables et des fainéants que la société est fondée à contraindre au travail – pour leur propre bien. Elle se rassure de la sorte elle-même sur la cause du chômage : cette cause, ce sont les chômeurs eux-mêmes : ils n’ont pas, dit-on, les qualifications, les compétences sociales et la volonté nécessaires pour obtenir un emploi. (…)

En réalité, le taux de chômage élevé des personnes sans qualification ne s’explique pas par leur manque d’aptitudes professionnelles mais par le fait que (…) le tiers des personnes qualifiées ou très qualifiées occupe, faute de mieux, des emplois sans qualification (…).

Au lieu de subventionner les emplois non qualifiés par le biais d’un revenu de base, c’est donc des emplois qualifiés qu’il conviendrait de subventionner la redistribution en y abaissant fortement le temps de travail.

Selon cette conception le ‘revenu d’existence’ doit permettre un travail-emploi intermittent et même y inciter. Mais le permettre à qui ? Là est toute la question. Un revenu d’existence très bas est, en fait, une subvention aux employeurs. Elle leur permet de se procurer du travail en le payant en-dessous du salaire de subsistance. Mais ce qu’elle permet aux employeurs, elle l’impose aux employés. Faute d’être assurés d’un revenu de base suffisant, ils seront continuellement à la recherche d’une vacation, d’une ‘mission’ d’intérim ; donc incapables d’un projet de vie multiactive. Le ‘revenu d’existence’ permet dès lors de donner un formidable coup d’accélérateur à la déréglementation, à la précarisation, à la ‘flexibilisation’ du rapport salarial, à son remplacement par un rapport commercial. Le revenu continu pour un travail discontinu révèle ainsi ses pièges. À moins, bien entendu, que les intermittences du travail, sa discontinuité relèvent non pas du pouvoir discrétionnaire du capital mais du droit individuel et collectif des prestataires de travail à l’autogestion de leur temps.

- b – L’allocation à tout citoyen d’un revenu social suffisant relève d’une logique inverse : elle ne vise plus à contraindre les allocataires à accepter n’importe quel travail à n’importe quelle condition, mais à les affranchir des contraintes du marché du travail.
Le revenu social de base doit leur permettre de refuser le travail et les conditions de travail ‘indignes’ ; et il doit se situer dans un environnement social qui permette à chacun d’arbitrer en permanence entre la valeur d’usage de son temps et sa valeur d’échange : c’est-à-dire entre les ‘utilités’ qu’il peut acheter en vendant du temps de travail et celles qu’il peut produire par l’autovalorisation de ce temps.

L’allocation universelle d’un revenu suffisant ne doit pas être comprise comme une forme d’assistance, ni même de protection sociale, plaçant les individus dans la dépendance de l’Etat-providence. Il faut la comprendre au contraire comme le type même de ce qu’Anthony Giddens appelle une ‘politique générative’ (generative policy). Elle doit donner aux individus des moyens accrus de se prendre en charge, des pouvoirs accrus sur leur vie et leurs conditions de vie.

Biographie de André Gorz

Né en 1923 à Vienne (Autriche) d’un père juif et d’une mère catholique, naturalisé français en 1954 sous le nom de Gérard Horst, André Gorz fut placé dans une pension en Suisse au moment de l’envahissement de l’Autriche par l’Allemagne nazie. Il rencontra Jean-Paul Sartre en 1946 venu faire une conférence à Genève. Ce fut le début d’une longue proximité au point que Gorz devint l’un des principaux animateurs de la revue Les Temps Modernes au début des années 60. En 1958, il fit paraître Le Traître, autobiographie existentielle préfacée par Sartre.

André Gorz devint ensuite un intellectuel très écouté dans les milieux syndicaux, parfois davantage en Allemagne et en Scandinavie qu’en France. Journaliste sous le pseudonyme de Michel Bosquet à L’Express, puis au Nouvel Observateur, dont il fut l’un des fondateurs, il développa, sous la double influence d’Ivan Illich, de Herbert Marcuse, et des approches théoriques de l’École de Francfort, les premières bases de l’Écologie Politique.

Sa dernière œuvre publiée de son vivant, Lettre à D, retrace son histoire et dit publiquement tout son amour à sa femme Dorine – avec qui il avait conclu un pacte de fidélité qui les mena jusqu’à leur suicide commun en septembre 2007.


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