Thomas Piketty analyse l’économie sous l’angle de forces qui s’opposent.

L’éternel débat au sujet de la méthode optimale pour répartir les richesses n’en finit pas. D’un coté il y a ceux qui considèrent que le système capitaliste tend vers un juste équilibre et de l’autre ceux qui pensent que sans correction l’injustice reste prépondérante.

L’approche de Thomas Piketty dans son livre Le capital au XXIe siècle est intéressante dans le sens où l’économie est observée comme un système sur lequel des forces font pression. Ainsi, après avoir constaté l’évolution des inégalités à travers l’histoire, il distingue deux types de forces : les forces de convergence qui vont dans le sens de la réduction des inégalités et les forces de divergence qui produisent l’effet opposé.

Comme l’avait montré auparavant Karl Marx, il suffit que les possédants de patrimoine élevé parviennent à réinvestir une part significative des revenus de leur capital pour créer une spirale inégalitaire. Ce constat a amené certains à vouloir supprimer le problème, c’est à dire le capital, au lieu de chercher à résoudre le problème, donc à réguler le capital.

I. Le capital d’un point de vue physique

Thomas Piketty nous montre que les inégalités de revenus ont baissé à partir des années 1940 et sont remontées depuis les années 1980 dans les pays occidentaux (voir graphique page 512 de l’édition du Seuil). Cela s’explique selon lui par la domination à cette époque des forces de convergence économique que sont la guerre, mais aussi la croissance économique et la croissance démographique. Heureusement ou malheureusement ces forces ne sont que temporaires et s’amenuisent.

Parmi les autres forces de convergence, Thomas Piketty cite la diffusion des connaissances, l’inflation qui euthanasie les rentiers, la dilapidation filiale qui détruit des patrimoines et l’impôt redistributif qui permet de réguler le système.

Les forces de divergence sont aussi nombreuses. L’optimisation fiscale permet aux ultra riches de s’affranchir de l’impôt, la privatisation de l’éducation perpétue les classes sociales, le décrochage des hautes rémunérations reflète les prises de décisions des dirigeants par eux même, pour eux même.

Nous pourrions distinguer plusieurs familles de forces, comme celles qui s’appliquent aux revenus du travail et celles qui influent sur les revenus du capital. Or, le capital est réparti beaucoup plus inégalitairement encore que le travail. Les forces de divergences les plus puissantes sont donc d’une part l’héritage et d’autre part l’écart entre le taux de rendement du capital et la croissance économique, représenté par l’inégalité fondamentale r>g, avec r le taux de rendement du capital et g la croissance économique.

Ainsi un rentier qui parvient à épargner des revenus du capital à un rythme supérieur à la création de richesses du pays provoque une hyper concentration du capital. Il lui suffit d’épargner et de recapitaliser les revenus dont il n’a pas besoin, pour accumuler toujours plus de capital. Ce processus a été amplifié à une époque par la substitution héréditaire et par la primogéniture, qui avait comme objectif d’éviter l’émiettement des patrimoines en ne désignant qu’un seul héritier (voir pages 574 à 582).

II. Des forces de convergences qui inversent la tendance

Cette force fondamentale r>g est le cœur du disfonctionnement du capitalisme contemporain. En temps de croissance faible et d’absence de chocs économiques, l’inéquitable répartition des richesses est prévisible. Cependant, ne cédons pas à la simplicité. Plutôt que de se déclarer anti capitaliste, regardons ce que pourrait être un capitalisme participatif.

L’impôt est une force économique qui permet de réguler le système mais qui a des difficultés pour convaincre de sa pertinence en tant qu’outil de redistribution. Il s’agit plus d’une rustine appliquée temporairement, lorsque les inégalités sont trop criantes, que d’une force miscible dans le capitalisme. La proposition de Thomas Piketty de mettre en place un impôt mondial ne semble pas la plus appropriée.

D’autres forces de convergence peuvent être mises en œuvre. Certains prônent la suppression de l’héritage. Une mesure radicale mais, avouons-le, plutôt efficace. Les dérives d’accumulation du capital sont limitées au temps du vivant. Cependant, si le prélèvement est effectué pour le compte de l’État, cela revient in fine à un impôt redistributif géré par l’État, qui ne serait pas accepté par les personnes concernées.

Nous constatons aujourd’hui que des ultra riches admettent les effets néfastes causés par les inégalités dont ils sont en partie responsables. Cela les pousse à agir en conséquence, comme Bill Gates qui redistribue une partie de sa fortune à travers sa fondation. Le principe est acceptable car il s’agit d’une contribution volontaire. Incitons ceux qui ont trop à donner librement plutôt que de contraindre à donner.

Dans le même esprit, Warren Buffet considère qu’il possède trop et que ses enfants n’ont pas besoin de sa fortune. Il ne leur laissera comme héritage qu’1% de son patrimoine1 . Il fait le choix de la transmission de sa fortune.

La répartition de l’héritage est une piste à creuser, si ce sont les possédants qui décident par eux-mêmes librement de l’affectation de leur patrimoine. Pour être efficace, une limite peut être déterminée. Pas plus d’un million d’euros par personne, à repartir entre ses enfants. Puis si la fortune n’est pas épuisée, à repartir entre des parents éloignés, des cousins, des amis, des voisins, des inconnus, au libre choix du possédant. Libérons la force de répartition de l’héritage.

Dans l’entreprise, les salariés sont généralement exclus des décisions et de la répartition des bénéfices car ils n’ont pas le droit d’acquérir une part du capital. À part des cas spécifiques comme le rachat de l’entreprise par les salariés lors d’une faillite ou de la possession du capital par les salariés dans les coopératives, les possédants n’offrent pas la possibilité de diffusion du patrimoine. Ouvrons l’accès au capital à ceux qui le souhaitent.

Chaque employé a comme objectif implicite de supprimer son propre poste. Le patron lui demande une meilleure productivité sans cesse, jusqu’à ce qu’un ou des salarié(s) ne soi(en)t plus nécessaire(s) dans l’entreprise. Alors les gains de productivité sont affectés au revenu du capital uniquement au lieu de le donner à celui qui a été licencié. Il serait juste que les salariés exclus bénéficient aussi un peu de ce progrès et donc, pour qu’ils en tirent des revenus, que la moitié du capital de l’entreprise soit transférée aux salariés, au cours du temps. Demandons une répartition progressive du capital.

Les robots qui vont nous remplacer pour notre plus grand bonheur sont aussi du capital. Cette tendance de substitution du capital au travail va s’accélérer et les revenus issus du travail vont encore diminuer. Ce silicapital2 doit être transféré progressivement aux particuliers pour éviter l’exclusion monétaire de ceux qui furent des salariés. Ce processus s’inscrit dans un contexte plus large qui va au-delà de l’entreprise. Exigeons un transfert de propriété, au moins partiel, sur tout silicapital créé.

Afin de nous prémunir contre des risques d’érosion ou même de disparition de notre capital individuel, une mutualisation du capital s’avère nécessaire. Cela peut se traduire par la mise en place de fonds souverains contrôlés, non par l’État, mais par le peuple. Certains fonds peuvent être équilibrés, c’est à dire que chaque personne y possède une part de capital identique. Le patrimoine est fractionnable, sécurisé et géré par des personnes compétentes. Les possédants ont un revenu du capital régulier, lissé, sans souci, ni risque. De plus, l’État peut abonder ces fonds avec des recettes issues des transferts de propriété. Choisissons de mettre en commun notre patrimoine.

III. Répartir le capital entre tous plutôt que de corriger sans cesse les revenus

Si la propriété du capital était répartie de façon rigoureusement égalitaire et si chaque salarié recevait une part égale des profits en complément de son salaire, la question du partage profits/salaires n’intéresserait (presque) personne. Si le partage capital/travail suscite tant de conflits, c’est d’abord et avant tout du fait de l’extrême concentration de la propriété du capital.”

— Piketty, p. 73.

Tout est dit. Si le capital était répartit équitablement, le capitalisme ne subirait aucun reproche. La propriété a incontestablement été une avancée majeure dans l’évolution de la production car elle a permis la sécurité et la vision à long terme (De Soto3) mais avec un effet pervers. Le capital s’est concentré entre les mains des entrepreneurs compétents.

Dans le capitalisme contemporain, cela n’est plus vrai. Les possédants et les gérants ne sont plus les mêmes personnes. Quelqu’un peut posséder sans se préoccuper d’où et comment viennent ses revenus du patrimoine. Cela ouvre une porte vers une nouvelle répartition du capital, entre tous, même les incompétents.

Puisque les gains de productivité ne peuvent bien se repartir qu’entre les capitalistes, nous devrions favoriser ce type de capitalisme participatif, où les ultra riches choisissent librement leurs héritiers, où les salariés sont intéressés aux résultats de l’entreprise, où les revenus du capital sont équitablement distribués.

Dans cette vision du capitalisme, il n’y a plus d’opposition entre le travail et le capital. Chacun est intégré au processus de production à travers son patrimoine et ceux qui le souhaitent peuvent s’impliquer plus en acceptant temporairement un travail contraint, pénible, dangereux ou nécessitant des compétences rares.

Imaginons ce revenu du capital, universel, inconditionnel, individuel et cumulable.


2Le silicapital correspond au capital constitué de silicium, principalement les machines autonomes et les robots.

3Voir de cet auteur Le mystère du capital : Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs, Flammarion, 2005.

Crédit photo : CC Universitat Pompeu Fabra