— C’est bon, on est en ligne, là ?

(Oui, vous pouvez commencer.)

— Alors j’y vais. Hum, hum.

(Ça tourne !)

Mesdames, Messieurs, chers concitoyens, bonjour.

N’ayant pu obtenir l’une des salles du Palais de l’Élysée – aujourd’hui Maison des associations mais qui fut, je le rappelle, la résidence des présidents de la République pendant deux siècles – c’est depuis l’un des studios de Média-Diversités que je m’adresse à vous.

Si, par hasard, vous êtes à Moulins ou dans les environs, il reste de la place pour assister en direct à cette allocution et partager ensuite boissons fraîches et gâteaux secs.

Chères Françaises, chers Français. Pour ceux qui l’ignorent, je suis le Président de la République française. Dix-neuvième à occuper cette charge depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, il y a plus d’un siècle, j’ai été le premier, en 2059, à avoir été élu par moins de 2 % du corps électoral. Cette quasi absence de participation ne m’a pas donné les moyens de créer une dynamique.

Qu’importe : vous l’avez créée vous-mêmes depuis l’année 2025. Contre les institutions dans un premier temps, malgré elles dans un deuxième temps et, pour finir, sans elles.

À titre personnel, si je peux me permettre, ce désintérêt n’a pas toujours été facile à vivre. En avril 2069, dans quelques mois, je finirai mon deuxième mandat présidentiel dans l’indifférence générale et n’en briguerai pas d’autre. Pour ce que j’en sais, il n’y aura pas de candidat à ma succession et, si personne ne se décide d’ici là, ce sera donc la fin de la Sixième République.

Je ne me fais aucune illusion, la fonction de Président de la République est aujourd’hui non pas honorifique, ce qui serait déjà bien, mais obsolète, inutile, vaine, comme la plupart des institutions politiques européennes et nationales. Même les collectivités territoriales se passent depuis des années de présidents, de maires et de conseillers et ne s’en portent pas plus mal.

Chères concitoyennes, chers concitoyens.

Je m’adresse à vous aujourd’hui pour des adieux à titre personnel, mais aussi en tant que dernier représentant d’un système qui fait désormais partie du passé, si ce n’est de l’Histoire.

Je souhaite dresser, en guise de bilan définitif, un exposé de la situation actuelle de la France en Europe. J’aborderai trois points : la citoyenneté, l’économie et le social. Le ton sera certainement celui d’un vieil homme, arrivé au bout de son parcours, lucide sur l’inefficacité de son action et finalement pas mécontent de ce qui est arrivé.

Pendant mes dix années de mandat, le désintérêt des citoyens pour la politique “à l’ancienne”, déjà tangible à la fin du siècle dernier, n’a cessé de s’amplifier. Le phénomène a franchi un cap irréversible lors des deux mandats de M. Macron, qui m’écoute peut-être et que je salue.

Les citoyens se sont lassés de voir continuellement repoussées leurs aspirations à plus de démocratie, à une vie meilleure et une planète plus saine. La priorité était donnée tour à tour au soutien des industriels du BTP, des transports, de la pharmacie, de l’armement, du luxe, puis aux banques et aux assurances. Sans compter les pandémies, les sécheresses, les inondations.

Après une période de protestations, de manifestations parfois très sévèrement réprimées en France, comme au Maghreb, en Europe Orientale, au Proche-Orient et en Amérique du Nord, les populations excédées ont changé leur façon de faire. Délaissant les politiciens et les partis traditionnels, se désintéressant des institutions gangrenées par l’immobilisme et le clientélisme, elles ont d’elles-mêmes changé les règles du jeu, pour le meilleur et pour le pire.

Certains pays sont devenus des dictatures populaires, protectionnistes et isolées. Aujourd’hui, en Italie, la Justice est rendue lors d’émissions de télé-réalité. Les animateurs de télévision sont automatiquement élus députés et vice-versa. D’autres nations, comme l’Autriche, la Hongrie, la Turquie ou l’Union des Républiques Poutinistes ont des réussites que je qualifierais de diverses et, généralement, insatisfaisantes. Nous avons perdu le contact depuis longtemps avec le Royaume-Uni où régnerait l’anarchie.

Suivant l’exemple de la Catalunya, d’Euskal Herria ou de l’Occitanie, de nombreux territoires – dont la Bretagne et la Wallonie – ont adhéré à la toute nouvelle Fédération Européenne, fondée sur la coopération volontaire de régions autonomes. Les citoyens de ces régions, contournant de façon pacifique les résistances des pouvoirs en place, ont doublé progressivement et inéluctablement les anciennes institutions par des mouvements et des structures d’animation et de gestion démocratiques, adaptables et renouvelables en continu, ancrées dans le réseau local. Les deux systèmes cohabitent, mais l’ancien tourne à vide, n’ayant plus de prise sur la réalité.

Nombre de salariés, lassés de passer leur temps à produire des services ou des biens inutiles, parfois même nocifs, ont délaissé les emplois rémunérés pour produire et commercer localement grâce aux Systèmes d’échanges locaux, les SEL que nous connaissons bien aujourd’hui.

Les circuits économiques classiques, basés sur la fausse concurrence, le dumping social et le transfert de l’argent public vers les entreprises privées se sont trouvés à la fois privés de clients, de financements et de main‑d’œuvre. Cela a été l’amorce du déclin du monde libéral, dont la capacité à évoluer sur la forme pour que rien ne change dans le fond venait de trouver ses limites.

Le coup de grâce a été porté par la Fédération Européenne, quand elle a instauré le revenu universel, que jusque-là seules quelques régions reculées, dans les Pays nordiques, en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est avaient osé expérimenter. Le revenu universel avait toujours été rejeté, aussi bien par les partisans du libéralisme, qui craignaient que la disparition du chômage ne fasse monter les salaires, que par ceux du populisme qui n’avaient pas intérêt à l’autonomisation des masses incultes. Pour la première fois, tous les habitants d’un vaste territoire avaient droit à un revenu suffisant pour pouvoir vivre décemment sans dépendre d’un travail. La seule contrepartie était de consacrer une journée par semaine à une Activité d’intérêt collectif, définie pour chacun lors d’une assemblée locale mensuelle. Bien sûr, le revenu mensuel ne permettait pas autre chose que de se loger, se nourrir et s’habiller. Ceux qui voulaient absolument s’offrir un nouveau téléphone, une nouvelle voiture ou un voyage à l’autre bout du monde étaient bien obligés de travailler.

Les conséquences ne se sont pas fait attendre. La consommation de produits et services dispensables a connu une chute remarquable. Les métiers dégradants, aliénants ou sous-payés ont été confrontés à une importante pénurie de main d’œuvre. Les filières concernées ont été obligées de tout mettre à plat et de proposer de nouvelles politiques salariales, incluant formation et reconnaissance des employé-es, pour les convaincre de revenir, le plus souvent sans succès.

Unis dans la lutte pour la survie d’un monde dépassé, les fédérations d’entreprises, les centrales syndicales, les partis politiques et les principaux médias ont mené une guerre sans merci au revenu universel, allant du lobbying à la désinformation, de la menace voilée aux agressions physiques. Pendant quelque temps, la violence de la réaction a fait que le doute s’est installé. Les pouvoirs financiers ont pratiqué une politique punitive, accroissant artificiellement les désordres afin que les citoyens prennent peur : arrêt des liaisons aériennes et par chemin de fer, coupures ciblées d’eau, de gaz et d’électricité, pénuries de médicaments, augmentation des violences consécutives au cantonnement des effectifs de police. Il y a eu des morts et des blessés.

Mais la dynamique était lancée et cette résistance n’a fait qu’accentuer le discrédit des élites auprès de la population. L’autonomie financière de millions de personnes a mis en difficulté les banques, qui fermèrent une grande partie de leurs agences. Cela a libéré de nombreux locaux dans les centres-villes, qui ont été à nouveau occupés par des commerces de proximité. Les gens aux revenus modestes ont pu accéder à des logements décents proches des centres d’activité.

Détail amusant mais significatif, le retrait des sponsors a mis fin aux sports professionnels, l’amateurisme a attiré de nouveaux pratiquants et spectateurs plus soucieux de partager un moment de convivialité que d’anéantir l’adversaire du moment.

En 2028, l’incendie de la centrale nucléaire de Fessenheim, dont le démantèlement était victime de la même inefficacité que la construction de l’EPR de Flamanville, a rendu inhabitable, pour des siècles, l’est de la France, le nord-ouest de la Suisse et le sud-ouest de l’Allemagne.

Déjà à genoux avant cette catastrophe, le lobby de l’énergie atomique s’est effondré. Les centrales ont fermé les unes après les autres et sont en attente de démantèlement. Encore faudra-t-il trouver les fonds que l’État et les industriels n’ont pas jugé nécessaire de provisionner. Pendant que la justice traîne à se prononcer sur le sujet, des associations exigeantes et compétentes surveillent attentivement les réacteurs et les zones de stockage des déchets radioactifs.

Les partisans du nucléaire n’ayant plus la capacité politique et financière de geler le développement des énergies renouvelables, celles-ci se sont immédiatement répandues. C’est là que la Gascogne, l’Occitanie et la Bretagne, entre autres, ont su saisir leur chance, opérant une mutation rapide de leurs industries aéronautique, spatiale, militaire et automobile pour innover et produire de nouvelles générations d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques performants, peu agressifs envers l’environnement et facilement recyclables.

Je voudrais terminer par le plus important, ce que les politiques et les politiciens ont sacrifié pendant des siècles au nom de l’économie : l’Humain.

Jusque-là contraintes à la dépendance et au mépris qui l’accompagne, les populations les plus fragiles sont désormais assurées d’un revenu suffisant. Elles ont spontanément développé un vaste mouvement créatif et libérateur. Un plus grand nombre de jeunes ont pu poursuivre les études qu’ils désiraient, plutôt que de se contenter de celles que leurs parents avaient les moyens de payer. Les femmes, on le sait, ont pu échapper à l’autorité et à la brutalité des hommes violents et décider par elles-mêmes d’enfanter ou pas. Les artistes ont pu se consacrer à leurs activités sans gâcher leur temps et leur talent en activités alimentaires. Par effet d’entraînement, les citoyens sont devenus autonomes. De consommateurs passifs, intoxiqués par les messages commerciaux, ils sont devenus maîtres de leurs choix, conscients de leurs compétences, fiers de leur diversité, forts de leurs valeurs partagées.

Acteurs de leur vie.

J’en veux pour exemple le nombre d’associations qui génèrent aujourd’hui, tout au long de l’année et sur tous les territoires, une activité culturelle et artistique qui était autrefois l’apanage des seules métropoles. Ces dernières s’étiolent alors que bourgs et villages ne sont plus des dortoirs mais des pôles d’activités à taille humaine, permettant l’accès au logement, aux soins, à l’éducation et aux activités sociales et culturelles. Les zones commerciales, devenues obsolètes, ont été recyclées. Compagnies de théâtre, maisons d’édition, ateliers de sculpture et de peinture, écoles de musique, centres de formation et universités populaires en ont investi les bâtiments. Les parkings ont laissé place à des zones d’activités maraîchères, des jardins partagés et des espaces verts, favorisant la production vivrière locale, le vivre ensemble et le maintien de la biodiversité… Quel plaisir aujourd’hui de s’y promener !

Chères concitoyennes, chers concitoyens.

Ce n’est pas avec déchirement que j’annonce aujourd’hui la fin de la Présidence de la République française. Au contraire, j’ai envie de partager avec vous la joie que j’ai d’avoir connu, de mon vivant, les prémices d’un monde meilleur.

Tout n’est pas fait, je vous l’accorde. Notre existence en tant qu’espèce est menacée par le bouleversement climatique en cours, la perte continue de la biodiversité, les maladies liées à trois siècles de pollution carbonée, chimique et nucléaire. Des idéologies politiques ou pseudo-religieuses font encore régner la terreur sur des populations mal informées, peu instruites.

Tout cela ne va pas s’arrêter du jour au lendemain.

Mais vous avez désormais les outils nécessaires et toute la sagesse pour en user au mieux. Année après année, décennie après décennie, vous prouverez par l’exemple que la générosité et le désintéressement sont des forces bien supérieures à la haine et l’obscurantisme.

Dernier homme politique d’Europe occidentale, je vais me retirer et profiter de mon revenu – le même que le vôtre – pour jouir d’une vie saine et heureuse dans l’anonymat qui est le mien depuis dix ans.

Vous vous débrouillez très bien sans moi.

Vive la liberté, vive la solidarité, vive la vie.

(Coupez !)

— J’ai été comment ?

(Désolé, je n’ai pas vraiment écouté. Des trucs de vieux, tout ça.)

— Ah ? C’est dommage, vous étiez la seule personne présente dans la salle… On sait combien de personnes étaient connectées ?

(Vous tenez vraiment à le savoir ?)

— Vu la façon dont vous me le demandez, je me dis que ce n’est peut-être pas la peine… De toute façon, la vidéo restera en ligne un certain temps, n’est-ce pas ?

(Une semaine, Monsieur. Au-delà, il faudra payer un supplément.)

— Une semaine, ça ira très bien. Merci pour tout !

(Au revoir, Monsieur.)

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