Bien qu’adopté par des personnes comme Glenn Beck, Thomas Paine fut l’une des figures les plus radicales de la révolution américaine.

À sa mort en 1809 dans une petite ferme de New Rochelle, dans l’État de New York, Thomas Paine était pauvre et méprisé.

Dans cette période de renouveau religieux aux États-Unis, il était considéré comme un « infidèle » et un « ivrogne » en raison de ses attaques contre le christianisme et de sa soi-disant dépravation morale. Cela, ajouté à ses diatribes contre Georges Washington, les Fédéralistes et l’esclavage, finit de ruiner sa réputation dans le pays qu’il avait aidé à fonder.

De l’autre côté de l’Atlantique, Paine fût déclaré traître à la Couronne et dangereux agitateur suite à son ouvrage The Rights of Man (« les Droits de l’Homme ») défendant la Révolution Française, coupable par contumace de diffamation et de rébellion, et son effigie fût brûlée à travers toute la Grande-Bretagne. Paine était considéré à l’époque comme la plus grande menace envers l’ordre social et politique, tant pour les monarchies européennes que pour sa propre République américaine.

L’auteur de Common Sense (« Le Bon sens ») a notamment été exclu du culte de la personnalité qui s’est développé au cours de l’histoire des États-Unis autour des « Pères Fondateurs ». Pendant environ deux-cents ans, l’image de Paine est restée fortement ternie dans les cercles traditionnels américains. Teddy Roosevelt le considérait comme un « sale petit athéiste », ce qui résume bien le sentiment qui prévalait à l’époque. Ce n’est pas une surprise si, plusieurs décennies plus tôt, Abraham Lincoln taisait son admiration pour Paine.

Néanmoins, l’intérêt pour Paine réapparut dans les périodes de crise et de révolte populaire des années trente, puis à nouveau dans les années soixante. Les choses changèrent lorsque Ronald Reagan reprit la promesse du grand révolutionnaire dans son discours d’investiture à la tête du parti Républicain en 1981 : « il est en notre pouvoir de changer le monde ». Depuis lors, Paine a été réadmis dans le groupe des fondateurs des États-Unis et, contre toute attente, il a été récemment désigné comme la figure emblématique de la droite réactionnaire, en particulier par Glenn Beck. 

Contre toute attente car Paine était un fervent défenseur d’un gouvernement fédéral fort, mais aussi un critique acerbe des inégalités économiques et de la pauvreté qui ont conduit à la création du premier projet réel de sécurité sociale. De plus, il a été le point d’entrée pour des millions de personnes vers la critique de la propriété privée et la société de classes, et à désigner la démocratie comme une solution possible.

Au cours du XIXe siècle, alors que la classe dirigeante maudissait le nom de Paine depuis ses palais, les mouvements ouvriers radicaux grandissants trinquaient à sa mémoire et rééditaient ses travaux. Les républicains irlandais, les chartistes anglais et le jeune mouvement ouvrier américain louaient Paine, et ses idées trouvèrent écho dans les révolutions de 1848. Pendant des générations, la naissance du révolutionnaire fut célébrée tous les 29 janvier des deux côtés de l’Atlantique par les syndicats et mouvements socialistes naissants, qui considéraient Paine comme un de leurs pères spirituels et un modèle pour les révolutionnaires démocrates.

Aux XIXe et XXe siècles, les seuls Américains qui osèrent se revendiquer de Paine furent les syndicalistes radicaux, libres penseurs, abolitionnistes et socialistes. Comme le souligne John Nichols, le New York Times mettait en garde contre le fait que « les nombreux Painiens socialistes… et leur affiliation à toutes les formes de radicalismes dans le pays présagent le pire pour notre république ».

August Willich, prussien de 1848, disciple de Karl Marx et général de l’armée fédérale lors de la guerre civile américaine, faisait l’éloge des critiques radicales de Paine sur l’autorité au cours des douzaines de célébrations anniversaires organisées par les organisations germano-américaines radicales. De même, Eugene Debs était un Painien assumé et lors de son procès pour rébellion, suite à son opposition à la première guerre mondiale, il cita la déclaration de Paine, « Mon pays est le monde. Faire le bien est ma religion » comme modèle du « patriotisme élargi » qu’il avait embrassé.

Comme le souligne Harvey Kaye, le parti communiste publia une collection des écrits de Paine en 1937 et le salua en tant que « combattant principal pour la démocratie mondiale », « propagandiste en chef et agitateur de la révolution » et un visionnaire radical qui a vu « par delà les limites de la révolution bourgeoise », a attaqué « l’accumulation de la propriété » et a proposé « un système de sécurité sociale ».

Paine a été au centre de deux grandes révolutions démocratiques de la fin du XVIIIe siècle, en France et aux États-Unis. (De plus, bien qu’il considérait « inquiétante » la violence de la révolution haïtienne, elle était selon lui « la conséquence naturelle de l’esclavage », à laquelle « on devait s’attendre partout ».)

Il fut non seulement un personnage central de « l’âge des révolutions », mais aussi un des premiers radicaux à relier la cause de la démocratie politique aux revendications économiques. Ce faisant, il a été désigné comme champion non seulement des droits du peuple contre l’aristocratie, mais aussi, comme le formule Eric Hobsbawm, « des aspirations radical-démocrates des petits artisans et des ouvriers appauvris » contre les possédants.

Le bon sens

Dès le début de sa vie, Thomas Paine a appris à prêcher la révolte contre les inégalités. Il est né le 29 janvier 1737, dans la petite ville de Thetford, dans l’est de l’Angleterre, au sein d’une humble famille de Quakers. Son père le forma au métier familial – corsetier – mais il fuit la maison à 16 ans.

Paine trouva du travail par lui-même en tant que compagnon, collecteur d’impôts, puis enseignant ; marié deux fois (le premier mariage l’a laissé veuf rapidement, le second s’est terminé par une séparation) il vécut la plupart du temps avec des salaires de misère, et eut des difficultés à conserver un emploi de façon prolongée. Lors de sa première incursion en politique, il prit la tête de ses collègues collecteurs d’impôts dans une campagne vouée à l’échec pour obtenir des salaires plus élevés. La première moitié de la vie de Paine, selon l’historien Eric Foner, fut une « implacable période d’échecs », et l’a définitivement lié au sort — et à la résilience — des pauvres et des travailleurs.

Dans les années 1770, il tomba dans les milieux de dissidents religieux et artisans radicaux dans la région de Londres et à Lewes, et il développa un intérêt pour la science, la technologie, le déisme, et la philosophie politique. Dans ce milieu dissident, il rencontra Benjamin Franklin, qui l’encouragea en 1774 à émigrer en Amérique et lui écrivit une lettre de recommandation.

À son arrivée à Philadelphie, Paine trouva rapidement une place dans la communauté des artisans radicaux, devenant rédacteur en chef du Pennsylvania Magazine. Il se fit un nom en tant que voix claire de l’opposition politique, utilisant cependant des pseudonymes pour ses articles les plus controversés.

Dans un article signé « Humanus », Paine fustigea la Grande-Bretagne pour « ravager les rivages malheureux de l’Afrique, la privant de ses habitants inoffensifs pour cultiver ses possessions volées dans l’ouest », menaça l’Amérique de « l’Indépendance », et appela à une « législation continentale, afin de mettre un terme à l’importation des nègres à vendre, adoucir le sort difficile de ceux qui sont déjà ici, et aboutir à obtenir leur liberté ». Sous le nom de plume « Amicus », il commença à élaborer un système précoce de protection sociale qui fournirait aux jeunes couples mariés « une suffisance raisonnable pour commencer dans la vie » et un fonds « pour nous soutenir dans notre vieillesse ».

La Révolution américaine, cependant, éclipsa rapidement ses premiers travaux.

Alors que les tensions militaires s’embrasaient entre les Britanniques et les colons, Benjamin Rush suggéra à Paine d’écrire un pamphlet en faveur de l’indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne et d’un gouvernement républicain, mais lui conseillant d’éviter les mots trop forts. Paine accepta d’écrire le pamphlet, mais ignora les conseils de modération.

Il publia Common Sense début 1776, « le pamphlet le plus incendiaire et populaire de toute l’ère révolutionnaire » selon l’historien Gordon Wood. Paine ne critiquait pas telle ou telle politique ou personnalité politique en particulier, il attaquait les principes mêmes d’un gouvernement monarchique et des privilèges héréditaires. L’essai a été vendu à plus de 150 000 exemplaires en quelques mois, y compris les éditions en allemand. Paine s’en est souvenu plus tard comme de « la meilleure vente d’une œuvre depuis l’invention de l’alphabet ».

Alors que les précédentes brochures anti-britanniques avaient utilisé un langage juridique sec, citant des précédents et des références au passé, Paine a délibérément évité « tout ornement littéraire » et conçu son message avec « rien de plus que de simples faits, arguments simples et de bon sens ». Non seulement le travail de Paine a atteint un public beaucoup plus large que les tentatives précédentes, inspirant beaucoup à se révolter, mais il a aussi réussi à changer le langage même de la politique.

Avant l’ouvrage de Paine, le mot « république » était souvent associé dans le langage courant à la loi de la populace et à l’anarchie. Après que Common Sense ait abreuvé la société coloniale, une république semblait être la seule forme possible d’un gouvernement. Après tout : « Un honnête homme a plus de valeur pour la société… que tous les bandits couronnés qui ont jamais vécu ». Le travail de Paine était crucial pour rallier de nombreuses personnes à la cause de l’indépendance et de gouvernement républicain.

Pendant que Common Sense circulait, Paine participait à la révolution politique dans la province de Pennsylvanie. Comme l’ancienne assemblée provinciale continuait de favoriser la réconciliation avec les Britanniques, Paine et d’autres radicaux déclarèrent l’assemblée illégitime au motif que son électorat avait été restreint aux propriétaires terriens. Après avoir évincé du pouvoir l’ancienne élite dotée de terres, les radicaux convoquèrent une convention populaire provinciale, qui approuva une nouvelle Constitution de l’État, basée sur une seule chambre législative et sur le suffrage universel masculin — permettant même à des domestiques sous contrat de voter — avec un mandat d’un an pour le bureau.

Ce fut de loin la constitution la plus démocratique de l’époque. Paine a pris son monocaméralisme, ses mandats courts pour le bureau, et son suffrage universel masculin comme l’idéal contre lequel il allait critiquer toutes les autres constitutions durant sa vie, y compris celles des États-Unis et de la France.

En effet, Paine a été parmi les premiers à critiquer les articles de la Confédération ; dans Common Sense, il avait remarqué : « la ceinture continentale est bouclée de façon trop lâche ». Dans le pamphlet Public Good (« Bien Public ») et plusieurs lettres qu’il a écrites au début des années 1780, il appela à une nouvelle convention continentale pour rédiger une constitution commune selon les principes radicalement démocratiques et centralisés de la Pennsylvanie de 1776. C’est à cause de cela qu’il a fait remarquer plus tard : « je dois être le premier sur la liste des fédéralistes ».

Mais Paine a condamné les fédéralistes eux-mêmes de la façon la plus dure, en qualifiant les Federalist Papers de « despotiques » et disant de John Adams, « sa tête était aussi pleine de rois, de reines et de valets qu’un paquet de cartes ». La peur de la tyrannie de la majorité qu’avaient les fédéralistes ne pouvait pas davantage entrer en conflit avec la vision que Paine avait de la souveraineté populaire, comme étant la solution à tous les problèmes, et sa vision que les contrôles institutionnels s’appliquant à la décision populaire étaient une menace aristocratique à la liberté.

Paine emmena avec lui sa foi inébranlable en un gouvernement démocratique lors de son voyage en Europe en 1787. Étudiant en sciences, Paine avait conçu un pont métallique innovant qu’il espérait construire sur la rivière Schuylkill à Philadelphie, et il partit pour l’Angleterre dans le simple but de trouver des investisseurs pour cela. Il s’était fait beaucoup d’amis puissants au cours de la Révolution, et l’État de New-York lui avait offert une petite ferme saisie à un loyaliste, mais Paine avait fait don de toutes les redevances de ses publications à la cause de la jeune nation, et il ne pouvait pas financer lui-même la construction de son pont.

Et ainsi Paine partit pour l’Europe, arrivant accidentellement au beau milieu d’une nouvelle vague de soulèvement révolutionnaire après la prise de la Bastille en France.

Justice pour tous

Les États-Unis que Paine avait quittés étaient encore une société extrêmement rurale. L’Angleterre était en 1787 aux débuts de sa révolution industrielle. Même s’il était enchanté par les possibilités offertes par l’industrialisation, Paine constatait aussi la terrible inégalité sociale qui allait avec.

Après son arrivée en Europe, il voyagea entre Londres et Paris pendant quelques années, essayant de trouver des investisseurs pour financer la construction de son pont, et se liant d’amitié avec les philosophes des Lumières et les anglais radicaux. Quand la révolution française éclata en 1789, le marquis de Lafayette l’invita à Paris, où il fut témoin privilégié de la ferveur autour de l’abolition des privilèges de l’ancien régime, la mise en place d’une monarchie parlementaire, et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Paine écrivit de manière enthousiaste à George Washington : « Participer à deux révolutions au cours de sa vie, c’est vraiment un engagement ! ».

Après être retourné à Londres, Paine publia Rights of Man, qui s’avéra être un éloge de principe de la Révolution française et un pamphlet envers la monarchie anglaise et son aristocratie. Le livre se vendit rapidement à des milliers d’exemplaires, et il commença à travailler sur un second tome, qui marquera un tournant dans son travail.

Rights of Man tome II va au-delà de la critique du gouvernement et la défense de la démocratie de Common Sense ou de la première partie de Rights of Man. Écrit à l’intention des pauvres et de la classe ouvrière anglaise, le tome II s’en prend plus particulièrement à la société des classes et appelle à un gouvernement républicain mais aussi à un système élaboré de protection sociale.

Avec ce deuxième tome, Paine trace une ligne entre les vertueux travailleurs et les riches nantis qui profitent du travail des autres. Il se demande : « Pourquoi Monsieur Burke parle de cette Chambre des Lords, comme le pilier des intérêts de la nation ? Même si ce pilier plongeait sous terre, le système de propriété foncière continuerait, de même que le travail de labourage, semence et fauchage. Les aristocrates ne sont pas ceux qui travaillent la terre… mais sont les consommateurs de leur rente. »

Malgré son observation qu’« une grande majorité de l’humanité, dans les pays dits civilisés, est dans un état pauvre et misérable » qui est « bien plus grave » que durant l’ère pré-industrielle, il ne souhaitait pas retourner à une vie rurale comme l’a fait Rousseau. Il préférait plutôt éliminer les mauvais côtés de la société moderne tout en maintenant ses avantages.

À cette fin, Paine propose non seulement l’abolition des privilèges féodaux mais aussi l’introduction d’une forte taxe sur les biens de luxes et les héritages, et l’utilisation de ces fonds pour l’élaboration d’un État providence, incluant la redistribution directe en faveur des pauvres, l’éducation publique pour tous les enfants, l’internats pour les plus âgés, le soutien financier des familles avec jeunes enfants, et une assurance funéraire.

Plus original, ce système permettrait la mise en place d’un réseau public de maisons de travail dans lesquelles chacun pourrait être admis à un emploi avec chambre et pension, sans justifier de quoi que ce soit, où chacun serait libre d’aller et venir comme il le souhaite.

C’est vraiment un système d’État providence remarquablement avancé pour 1792 — surprenant de par son rejet complet de l’espèce de paternalisme qui a si souvent accompagné les systèmes postérieurs. Paine considérait la dépendance à la charité et les Poor Laws (« Lois des pauvres ») comme inappropriées et humiliantes. Dans son système, tous les programmes sont universels, inconditionnels, et légitimes.

Dans Rights of Man tome II, Paine démontre que la société — surtout la société « aristocratique » — crée de la pauvreté : « un extrême en engendre un autre : pour qu’un seul soit riche, il faut que beaucoup d’autres soient pauvres ; le système ne pouvant fonctionner autrement ».

Pour Paine, la défense de la cause démocratique est inséparable des revendications économiques des pauvres, et la solution est un gouvernement démocratique. Les pauvres ne peuvent échapper à leur misérable condition qu’au travers de la politique. Rights of Man tome II se vendit à 200 000 exemplaires cette année, dépassant n’importe quel pamphlet politique de l’époque. Son message se répandit rapidement au sein des « classes inférieures » de la société britannique, mais aussi dans le reste de l’Europe et de l’Amérique du Nord.

C’était peu avant que le spectre de la révolution ne gagne l’Angleterre. Des graffitis commencèrent à apparaître sur les murs durant la nuit, avec des slogans comme « pas de Roi » ou « Égalité ». La grogne des classes populaires commença même à s’entendre durant la journée. Un général britannique eut ainsi un échange de ce genre avec des ouvriers anglais en 1792, près de Durham : « Avez-vous lu ce petit ouvrage de Tom Paine ? » « Non. » « Alors lisez-le, ça nous a beaucoup plu. Vous avez une grande fortune, général ; nous allons bientôt la partager entre nous. »

Le gouvernement anglais se mit à s’inquiéter et à pourchasser les leaders radicaux pour les juger pour trahison, en commençant par Paine. L’américain échappa de justesse et fuit en France, mais fut par la suite jugé et condamné par contumace. Dans les îles britanniques, des foules de loyalistes brûlèrent des effigies du radical lors de rassemblements publics. Le message de partage des richesses était un avertissement que « quand les riches dépouillent les pauvres de leurs droits, il devient normal pour les pauvres de dépouiller les riches de leurs propriétés ».

Le gouvernement révolutionnaire français récompensa Paine de la citoyenneté française, et à son arrivée, il fut élu député à la Convention de Calais, arrivant juste à temps pour proclamer l’abolition de la monarchie et la naissance de la République.

Paine ne parlait pas français, et fut donc coupé de son soutien populaire usuel. Il dut s’appuyer fortement sur ses amis comme Condorcet pour l’inclure dans le débat. Par conséquent, il eut de grandes difficultés à trouver sa place dans la vie politique révolutionnaire, à cause de laquelle il faillit perdre la vie.

Bien que Paine soit parfois qualifié à tort d’« un des Girondins les plus modérés », il était en réalité un des plus radicaux démocrates de la Convention, se liant d’amitié avec des membres des deux factions, notamment le leader Jacobin Georges Danton. D’ailleurs, deux choses provoquèrent la suspicion de Robespierre envers Paine : sa proximité avec les Girondins comme Condorcet, et son opposition à ce que le roi déchu soit condamné à mort.

Alors que Paine était d’accord sur le fait que Louis XVI était coupable de haute trahison, il demandait l’exil plutôt que la peine capitale. Cette position était basée sur une opposition de principe à la peine de mort : « comme la France a été la première des nations européennes à abolir la monarchie, il faudrait qu’elle soit aussi la première à abolir la peine de mort ». Paine réussit à convaincre près de la moitié du Parlement, mais ce ne fut pas suffisant. En janvier 1793, le roi fut envoyé à la guillotine.

Alors que la guerre révolutionnaire française se durcissait, Paris étant déchirée par des luttes intestines, et les provinces submergées de révoltes paysannes, Paine se retira de la Convention. À la fin de 1793, Robespierre arriva au pouvoir et Paine fut arrêté, ainsi que toutes les personnes associées aux Girondins.

Après avoir passé la période de la Terreur dans la prison du Luxembourg, Paine évita la guillotine sur un coup de chance et, après la chute de Robespierre et la mise en place du Directoire, fut libéré grâce à l’intervention du nouvel ambassadeur américain, James Monroe.

Il vécut avec les Monroes les années suivantes. Pourtant, tout en recouvrant sa santé, il se tint au courant des évolutions politiques et suivit de près la répression contre la Conjuration des Égaux, un groupe d’ex-Jacobins qui tentait de renverser le Directoire, ainsi que le procès et l’exécution de leur leader, Gracchus Babeuf. Leurs idées allaient avoir une grande influence sur Paine.

Les « Babouvistes », nom sous lequel ils étaient connus, étaient le premier mouvement révolutionnaire communiste, et leur attaque contre la propriété privée était bien plus radicale que ce que Paine ou d’autres radicaux avaient avancé. Prenant la théorie politique de Rousseau dans une toute autre direction, ils prétendaient que la misère et l’esclavage sont des conséquences de l’inégalité, qui elle-même résulte de la propriété. La propriété serait par conséquent « la plus grande plaie de la société, un véritable crime public ». Toutes les différences de richesse sont illégitimes — elles s’accumulent par l’exploitation des autres, ou par le hasard des dons et talents — et sont par conséquent imméritées.

Les « Babouvistes » proposaient une nouvelle Terreur pendant laquelle ils nationaliseraient toute propriété privée, imposeraient une égalité de l’accès au travail et fourniraient une égalité dans la répartition des biens entre chaque citoyen. Ce programme était populaire au sein des sans-culottes parisiens, mais beaucoup étaient réticents face à la soif de sang des conspirateurs.

Parlant la même langue démocratique et républicaine radicale que Paine, les Babouvistes étaient parvenus à une critique bien plus profonde de la propriété et à une solution sous forme de collectivisation. La conspiration fut pourtant découverte et ses meneurs arrêtés. Mais la doctrine du mouvement laissa une profonde impression sur Paine.

Agrarian Justice (« La Justice Agraire »), écrit en 1795 – 1796, fut son dernier grand pamphlet et marqua l’achèvement du projet de protection sociale qu’il avait proposé à Philadelphie en 1775. Ce pamphlet réitère dans un langage simple la théorie de Paine selon laquelle les inégalités et la pauvreté ne sont pas naturelles mais issues de la société. De manière plus nette que dans Rights of Man tome II, et largement inspiré des Babouvistes, il lie les origines des inégalités à la propriété privée. La cause des inégalités dans Agrarian Justice n’est plus désormais liée au système des privilèges aristocratiques, comme dans ses précédents travaux, mais à la propriété.

L’auteur déclare : « Il y a deux types de propriété. Premièrement, la propriété naturelle, la terre, l’air, et l’eau de la Terre, que le Créateur a données à l’humanité d’une manière équitable. Deuxièmement, la propriété artificielle ou acquise, les produits du labeur pour lesquels l’égalité est impossible, puisque cela nécessiterait que tout le monde ait contribué dans les mêmes proportions, ce qui ne saurait jamais être le cas. L’égalité de la propriété naturelle est le sujet de ce petit essai. Chaque individu de ce monde est à cet égard né avec un droit légitime à réclamer ce type de propriété, ou un équivalent. »

Il poursuit en arguant, comme John Locke avant lui, qu’à l’état de nature la Terre et toutes ses ressources sont « la propriété commune de l’espèce humaine ». Mais contrairement à Locke, Paine insiste sur le fait que ce droit n’est pas perdu quand la terre est revendiquée comme propriété privée pour le but de l’agriculture — « c’est seulement le mérite de l’amélioration, et non la terre elle-même, qui est une propriété individuelle. »

Il explique que ce système de propriété privée est justifié parce que la culture de la terre augmente très fortement la productivité du sol, mais que « tous ceux qui ont été chassés de leur patrimoine naturel par l’introduction du système de la propriété foncière » ont droit à une compensation pour cette perte.

« Tout propriétaire de terre cultivée, doit à la communauté une rente agricole… du fait de la terre qu’il possède », dont les fonds doivent être orientés vers un nouveau projet de sécurité sociale. Une fois encore, Paine insiste : « c’est un droit et non de la charité que je défends. »

L’argent recueilli par cette rente foncière serait distribué sous forme de paiement égal à « chaque personne, riche ou pauvre » dès l’âge de 21 ans, ce qui garantirait à chaque citoyen un modeste héritage, « un moyen de ne pas tomber dans la pauvreté ». Cette proposition a souvent été interprétée comme la première suggestion pour un revenu de base universel, mais cela ne semble pas être exactement ce que Paine avait à l’esprit.

Alors que le revenu de base est généralement considéré comme une mesure anti-pauvreté conçue pour aider les pauvres à assumer leurs frais de subsistance avec des paiements réguliers en espèces, la proposition de Paine prend la forme d’une unique subvention forfaitaire accordée à chaque individu quand il atteint l’âge adulte. Il poursuit en disant : « Avec cette aide, ils pourraient acheter une vache, et l’utiliser pour cultiver quelques acres de terre ; et [travailler pour eux-mêmes] au lieu de devenir des fardeaux pour la société ». Paine espère que les bénéficiaires utiliseront leur héritage social non pas pour acheter des biens de consommation, mais pour s’acheter des moyens de production, et sortir complètement de la vie précaire et misérable du salariat.

Il s’agit d’une subvention universelle en capital, non pas d’un revenu de base. Paine veut rendre tout le monde propriétaire des biens produits. La liberté républicaine, après tout, exige l’indépendance économique et la sécurité matérielle pour tout le monde.

Mais dans l’élaboration de ce schéma, Paine va au-delà, et contredit son but initial de traiter exclusivement de la « propriété naturelle ». La rente de base qu’il propose prendrait la forme d’un impôt sur les successions de dix pour cent dans tous les domaines. Mais il se rend compte que la valeur de ces héritages comprend « ce qui est personnel, ainsi que… la propriété foncière », et il n’y a pas de façon claire de séparer les deux.

Par conséquent, il continue d’offrir deux critiques de la propriété personnelle proprement dite, qu’il avait défendue dans la préface comme le juste retour à son travail. La première est remarquable :

« la propriété individuelle est l’effet de la société ; et il est aussi impossible pour un individu d’acquérir des biens personnels sans l’aide de la société, que de fabriquer de la terre originelle. Séparez une personne de la société, et donnez-lui une île ou un continent à posséder, et il ne pourra pas acquérir des biens meubles. Il ne pourra pas être riche. Les moyens sont si intimement liés aux buts que, dans tous les cas, lorsque les premiers n’existent pas, les seconds ne peuvent pas être atteints. Toute accumulation de biens personnels, par conséquent, au-delà de ce que les propres mains d’un homme produisent, lui est amenée par le fait qu’il vit en société ; et il doit à tous les principes de justice, de reconnaissance et de civilisation, une partie de cette accumulation en retour à la société d’où tout est venu. »

Paine déclare maintenant, comme les Babouvistes avant lui : personne ne peut réclamer « le plein produit de son travail », car sa productivité même est une création de la société. Cet argument est encore plus profond que celui des Socialistes ricardiens ayant suivi Paine ; quatre-vingts ans plus tard, Karl Marx développerait une version plus évoluée de cette critique forte envers la philosophie de Lasalle dans sa « Critique du Programme Gotha ».

La seconde critique de Paine est tout aussi profonde : « si l’on examine le cas minutieusement, on constatera que l’accumulation de biens personnels a pour effet, dans de nombreux cas, de payer trop peu pour le travail qui les ont produits ; la conséquence est donc que la main d’oeuvre périt dans la vieillesse, et que l’employeur baigne dans l’opulence ». Ici, Paine voit la propriété comme le résultat de l’exploitation du travail par le capital.

Compte tenu de la profondeur de la critique de Paine contre les principes de la propriété privée, on ne sait pas pourquoi il est si dévoué à défendre une version réformée de l’institution. Il est clair qu’il voit le « monopole des terres » comme inséparable de « l’agriculture… l’une des plus grandes améliorations naturelles jamais réalisée par l’invention humaine », et dans son système, il cherche à « remédier aux maux et préserver les avantages » du système moderne.

Mais il semble se contredire lui-même à deux égards : d’abord, il vise à préserver les avantages de la culture et de la production à grande échelle, mais sa proposition de subvention en capital vise à permettre de s’évader du travail salarié dans la culture et la production à grande échelle ; et deuxièmement, il veut créer un système dans lequel tout le monde s’approprie le produit complet de son travail, mais critique profondément l’idée même du droit aux « produits complets de son propre travail ». La question demeure : pourquoi pas le communisme ?

Néanmoins, la Justice Agraire est un développement extrêmement important dans la pensée politique de la classe ouvrière. « L’état actuel de la civilisation est aussi odieux qu’il est injuste », affirme Paine. « C’est absolument l’opposé de ce qu’il devrait être, et il est nécessaire qu’une révolution s’y produise ».

Puisqu’une république démocratique exige des citoyens économiquement sécurisés et indépendants, les droits socio-économiques ne peuvent pas être séparés des droits politiques. Paine explique très clairement que la lutte contre le problème de l’inégalité matérielle grandit « spontanément à partir des principes de la révolution », et qu’« une révolution dans l’état de la civilisation est le compagnon nécessaire de révolutions dans le système de gouvernement », afin de « donner cet effet révolutionnaire ». Les marxistes appelleront plus tard cet objectif « la révolution sociale ».

Les socialistes modernes verront sans aucun doute la forme spécifique de la solution de Paine comme insuffisante. Mais après tout, il écrivait à une époque à laquelle les antagonismes des classes modernes étaient « juste en train de surgir », et qu’on pouvait alors considérer simplement comme « dans leurs formes primitives, indistinctes et indéfinies », comme Marx l’a dit plus tard dans la défense d’un autre groupe des premiers penseurs socialistes, qui ont écrit dans les décennies suivant Paine.

Il était tout à fait raisonnable de proposer de petites propriétés et le commerce comme solutions à l’inégalité dans les années 1790, même si nous trouvons cette même solution complètement obsolète aujourd’hui.

Nous ne devons pas oublier l’importance de la critique fondamentale de Paine contre le régime de la propriété privée, et son insistance pour que la révolution politique soit suivie d’une révolution sociale qui transforme les rapports de propriété.

La formule révolutionnaire américaine était innovante : l’exploitation et l’inégalité sont la maladie, et la politique démocratique est le remède. Ce message a atteint des centaines de milliers de travailleurs pauvres à un moment où la révolution industrielle ne faisait que commencer.

Un monde à gagner

Le lien entre l’écriture de Thomas Paine et la politique de Karl Marx n’est pas qu’une ressemblance abstraite. La plupart des théoriciens socialistes éminents de l’époque de Marx étaient toujours apolitiques ou anti-politiques : certains, comme Robert Owen et Charles Fourier, ont préconisé de se retirer de la société pour former des communautés utopiques ; d’autres, comme Henri de Saint-Simon, ont proposé des schémas technocratiques aux gouvernements existants ; d’autres encore, comme Pierre-Joseph Proudhon, ont appelé à des sociétés avec des aides mutuelles pour la classe ouvrière et une abstinence totale de la politique.

Contre ces socialistes, Marx a avancé une politique révolutionnaire inspirée par les activités politiques des deux mouvements nationaux syndicaux : les Chartistes en Grande-Bretagne et le mouvement des Travailleurs aux États-Unis, qui étaient tous deux profondément Painiens.

En Grande-Bretagne, le mouvement syndical grandissant du début du XIXe siècle a étroitement lié ses exigences économiques et ses grèves à l’exigence du droit de vote et à la démocratie politique. Friedrich Engels, observateur direct de la vague de grèves de 1842 dans l’usine de son père à Manchester, devint un partisan enthousiaste de la Charte populaire et écrivit plusieurs parties de la promesse de ces démocrates Painiens de la classe ouvrière que Marx a publié dans le Rheinische Zeitung et le Deutsch-Französische Jahrbücher.

Les activités des Chartistes, ainsi que les radicaux français de cette époque, ont servi de modèle à Marx pour sa politique de la classe ouvrière sous des régimes autoritaires : la lutte pour la démocratie politique, le gouvernement républicain, et le suffrage universel.

Dans le nord des États-Unis, les qualifications de propriété furent retirées du droit de vote vers la fin des années 1820 dans le cadre du mouvement de réforme jacksonien. Profitant de leur suffrage nouvellement acquis, les syndicalistes Painiens de Philadelphie fondèrent le Parti des Travailleurs (les « Workies ») en 1828, le premier parti ouvrier de l’histoire mondiale, pour rivaliser avec ce qu’ils considéraient comme les deux partis du capital.

L’un des leaders du Parti des Travailleurs de New York, Thomas Skidmore, écrivit l’année suivante Rights of Man to Property ! (« Les droits de l’homme à la propriété ! »), un livre qui emmena l’argument de Paine sur la justice agraire vers une conclusion beaucoup plus radicale. Le groupe de Skidmore appela à une convention à l’échelle de l’état qui saisirait toute propriété privée dans l’état de New York et la redistribuerait de façon équitable à chaque résident.

Ce leader des Workies semble être le premier de l’histoire à exprimer quelque chose s’approchant de « exproprions les expropriateurs ! » — et l’a fait dans un tract dont le titre est un clin d’œil délibéré aux « Droits de l’homme » de Paine. En étendant l’égalitarisme de Paine, Skidmore a plaidé pour une citoyenneté et des droits de vote complets pour tous les résidents de New York, y compris les noirs, les indiens d’Amérique, et les femmes, et un partage égal des biens entre tout le monde.

Cette proposition et le considérable (mais très court) succès électoral du Parti des Travailleurs ont provoqué une vague de panique chez les classes dirigeantes à travers les États-Unis.

Deux récits de ce mouvement, l’un par l’aristocrate écossais Thomas Hamilton et l’autre par l’anglais jacobin Thomas Cooper devenu apologiste de l’esclavage en Caroline du Sud, trouvèrent leur place sur la liste de lecture de Karl Marx au cours de ses années de formation vers le milieu des années 1840. La lecture de ces rapports hystériques des Workies américains, qu’il appelait « l’école démocratique socialiste américaine », ont sans aucun doute contribué à inspirer à Marx la vision de la classe ouvrière en tant qu’agent de la révolution sociale moderne, la place centrale du suffrage universel pour la cause du socialisme, et la nécessité d’un parti politique du travail basé sur la masse comme véhicule démocratique pour atteindre cette révolution.

Bien que Marx ne se soit pas beaucoup engagé sur les œuvres de Paine lui-même, les adeptes révolutionnaires américains des deux côtés de l’Atlantique ont joué un rôle considérable dans la mise en place des mouvements travailleurs du XIXe siècle, qui ont fourni à Marx les politiques empiriques pour lesquelles il a apporté une riche justification philosophique.

Ce n’est pas un hasard qu’il ait écrit « le socialisme et le communisme n’ont pas émané de l’Allemagne, mais de l’Angleterre, de la France et de l’Amérique du Nord » — les mêmes endroits où Paine avait tant fait pour fomenter la révolution démocratique.

Lire aussi « Reading Hamilton from the Left » par Christain Parenti.


Article original : Reading Paine from the Left.

Adaptation française : Philippe Dubrulle, Romain Garbage, Yué Yin et d’autres membres du MFRB.

Illustration : CC-BY par AnimatedAtlas.