La Banque Centrale Européenne va probablement lancer un assouplissement quantitatif (quantitative easing) dans les mois qui viennent afin d’injecter de la monnaie dans l’économie et repousser le spectre de la déflation. Cependant, les quantitative easing appliqués depuis 5 ans en Europe et aux Etats-Unis se sont avérés à la fois inefficaces et injustes. Et si la BCE s’y prenait autrement cette fois-ci ? Jean-Eric Hyafil présente 2 propositions originales de quantitative easing formulées par des économistes hétérodoxes.

Le 25 mars dernier, la Bundesbank a donné son accord pour que la BCE lance un assouplissement monétaire d’envergure – autrement appelé Quantitative Easing. Il s’agit pour la Banque Centrale Européenne d’injecter plus de liquidités dans le système bancaire afin que celui-ci accroisse le crédit aux entreprises et aux ménages, ce qui permettra de relancer l’activité. Injecter des liquidités dans le système économique est nécessaire dans le contexte actuel de stagnation et de quasi-déflation. Mais les moyens que la BCE va certainement choisir pour injecter sont-ils les plus efficaces ? On peut en douter très fortement et l’on va proposer d’autres méthodes plus originales, mais certainement plus efficaces pour relancer l’activité.

Qu’est-ce que le quantitative easing ?

Depuis que s’est déclenchée la crise des subprimes (2007 – 2008), les banques centrales ont régulièrement procédé à des Quantitative Easing pour tenter de relancer l’activité économique, même si la BCE a de façon générale été bien plus timide que son homologue américaine, la FED. Il s’agit, par divers procédés, d’injecter des liquidités dans le secteur bancaire afin que celui-ci accroisse son crédit aux entreprises et aux ménages.

Pour accroître les liquidités, la Banque Centrale peux procéder à diverses méthodes. Elle peut d’abord acheter directement la dette publique, permettant ainsi à l’Etat de financer une partie de son déficit à un taux quasi-nul. Si cette pratique a été largement autorisée aux Etats-Unis, autorisant au Trésor des relances budgétaires d’envergure qui ont permis de relancer la croissance américaine, les traités européens interdisent à la BCE de financer directement les Etats ou les agences gouvernementales[1]. La BCE peut toutefois acheter de la dette sur le marché secondaire, c’est-à-dire racheter (contre de la monnaie qu’elle aurait créée), aux banques et autres investisseurs, les titres de dette que ces derniers ont achetés au moment de leur émission. Ainsi les banques se retrouvent avec moins de crédits et plus de liquidités dans leur bilan, ce qui devrait les encourager à prêter plus à l’économie réelle. Pour encourager les banques à faire du crédit, la BCE peut encore réduire le taux auquel les banques se refinancent auprès d’elle. Mais ce taux est déjà quasiment nul depuis près de 6 ans.

Le quantitative easing classique peut-il être efficace pour nous sortir de la crise ?

Si ces diverses politiques d’injection de liquidités dans le système bancaire sont efficaces pour améliorer le bilan des banques, permettent-elles vraiment de relancer le crédit aux entreprises, aux ménages ou à l’Etat, et donc l’activité dans l’économie réelle ? Rien n’est moins sûr. Qui est aujourd’hui prêt à emprunter auprès des banques pour relancer l’activité économique ? Certainement pas les Etats, que les accords européens condamnent malheureusement à l’austérité budgétaire. Les entreprises et les ménages ? Pas si sûr, surtout s’il s’avère que nous sommes entrés dans une phase de déflation. Les ménages, s’ils anticipent que les prix de l’immobilier vont baisser, vont alors repousser à plus tard leurs projets d’achat immobilier ou d’équipement. Et quelle entreprise prendrait le risque d’investir si elle anticipe qu’elle risque de vendre demain à un prix moindre qu’aujourd’hui ?

Peut-on compter sur l’investissement privé ?

De plus, parier sur l’investissement des entreprises privées pour relancer la croissance, c’est anticiper un rebond de la consommation future qui permette de relancer la commande auprès des entreprises, par exemple dans les secteurs de l’automobile, des télécommunications ou de l’électroménager. Si une telle conjecture était pertinente durant la période des Trente Glorieuses, elle semble bien plus anachronique à l’ère où nombre de ménages sont déjà (sur-)équipés en de tels biens d’équipement et où en plus il nous faut penser de façon urgente à réduire nos prélèvements sur les ressources naturelles et nos diverses dégradation à l’environnement.

dans un contexte où la croissance et la consommation demeurent faibles, le plus probable est que le quantitative easing classique relance la spéculation”

En fait, dans un contexte où les perspectives de croissance de la consommation des ménages sont faibles et où les taux d’intérêts sont quasi-nuls, le plus probable est que le quantitative easing relance la spéculation sur les marchés financiers ou d’autres marchés (immobilier, matières premières, etc.). Le plus probable est que les banques et les gros investisseurs profitent de taux d’intérêts faibles pour investir non pas directement dans l’économie réelle, mais sur des actifs dont la valeur peut s’envoler avec la spéculation boursière. Ou alors, comme lors de la bulle internet de 2000 ou dans les diverses bulles immobilières, ils peuvent s’investir dans des projets dont la rentabilité future – ainsi que l’intérêt pour la collectivité – est incertaine et douteuse. C’est d’ailleurs ce qui se passe aux Etats-Unis, où malgré la crise les cours boursiers sont repartis à la hausse, ainsi que les bonus versés aux traders. Jusqu’à ce qu’une nouvelle bulle explose et que les banques soient à nouveau confrontées à une dette colossale qui ne sera pas remboursée.

Au fait, un quantitative easing pour financer quoi ?

Pourquoi les quantitative easing tels qu’ils se sont fait jusqu’aujourd’hui ne sont pas satisfaisants ? Premièrement, ils ne permettent pas de financer des projets réellement utiles. Deuxièmement, ils alimentent des bulles reposant sur la dette, bulles qui, lorsqu’elles explosent, posent un problème de défaillance massif des débiteurs.

Comment faire alors pour que le quantitative easing n’alimente pas de bulle, et en plus si possible permette de financer des projets utiles ? Et d’abord, quels sont ces projets utiles à l’ère post-industrielle ? On peut en recenser deux : d’une part financer la transition écologique, d’autre part accroître l’autonomie des individus notamment en réduisant la pauvreté monétaire. A partir de là, on peut envisager deux formes originales de quantitative easing qui ont été défendues par différents économistes : le financement de la transition écologique par la création monétaire et le quantitative easing for the people (QE4P).

Un quantitative easing pour financer la transition écologique…

La première proposition formulée notamment par Gael Giraud, Alain Grandjean, François Carlier et la Fondation Nicolas Hulot, consiste à faire en sorte que la monnaie créée par le quantitative easing finance directement la transition écologique (autrement dit à financer la transition écologique par la création monétaire).

Leur constat est le suivant : les investissements nécessaires pour la transition écologique (isoler les logements, développer les énergies renouvelables, développer le réseau de transport en commun, etc.) sont des investissements à très long terme. Leur rentabilité est faible, et surtout, elle est très sensible au taux d’intérêt payé sur les emprunts qui permettent de financer ces investissements : un taux d’intérêt même très modéré (1%) peut rendre non-rentables des projets très utiles à long terme. C’est d’autant plus vrai que faute d’une fiscalité écologique réellement développée (le niveau de la taxe carbone reste dérisoire), perpétuer des modes de production et de consommation polluants reste plus rentable qu’investir dans des pratiques plus écologiques. Dans un tel contexte où la rentabilité des investissements est incertaine et où le coût du crédit fait par les banques privées est trop élevé, il est peu probable que les entreprises privées et les ménages investissent spontanément dans la transition écologique.

faute d’une fiscalité écologique réellement développée, produire et consommer en polluant reste plus rentable qu’investir dans des pratiques plus écologiques”

Ainsi ces économistes proposent qu’une banque publique – la Banque Publique d’Investissement (BPI) récemment créée ou la Banque Européenne d’Investissement (BEI) – finance directement des investissements verts à taux nul ou quasi-nul. Pour cela, il est nécessaire que ces banques aient un vrai statut de banque, c’est-à-dire qu’elles puissent se financer directement auprès de la BCE – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Ainsi, pour un Quantitative Easing qui finance la transition écologique, on pourrait proposer à la Banque Centrale, en lieu des Quantitative Easing traditionnels, abonde directement la BEI (ou la BPI) de liquidités pour qu’elle finance directement la transition écologique à taux nul.

… ou un quantitative easing for the people (QE4P)

Une autre proposition est formulée aux Etats-Unis par Anatole Kaletsky, l’économiste australien Steve Keen, ou en France par Gérard Foucher, et défendue notamment par les militants du jeune Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB). S’il est nécessaire de créer de la monnaie pour relancer l’activité économique, et si l’on veut être sûr que cette monnaie nouvellement créée alimente la sphère réelle réelle plutôt que la sphère financière, alors le moyen le plus simple est de verser cet argent directement aux individus. Anatole Kaletsky parle d’un Quantitative Easing for the People (QE4P). En effet, en versant l’argent directement aux individus, il y a de fortes chances pour que cet argent soit en large partie consommée, et permette donc d’accroître le carnet de commande de nos entreprises et donc l’activité économique. En outre, cette monnaie supplémentaire injectée dans l’économie serait de la monnaie permanente, c’est-à-dire qu’elle n’a pas eu besoin qu’une dette soit contractée pour apparaître.

Pas d’augmentation de la dette ni du déficit donc pas de risque de crise financière

Une telle forme de création monétaire, parce qu’elle ne conduit pas à une hausse du poids de la dette dans le PIB, a l’avantage de ne pas accroître le risque de crise financière liée à la dette privée (comme la crise des subprimes aux US ou les crises financières en Irlande, Espagne, Islande…), contrairement à la monnaie créée par le crédit. On ne peut pas non plus accuser un QE4P de creuser le déficit commercial de l’Europe dans la mesure où l’Europe dans sa globalité est en excédent commercial sur le monde.

Le QE4P valide le fait que nos sociétés actuelles n’ont pas tant besoin d’une croissance économique tirée par l’investissement, mais plutôt d’accroître l’autonomie des individus par cette forme de revenu de base. Certes un QE4P semble techniquement difficile à appliquer à court terme, car il faudrait d’abord que chaque individu dans la zone euro enregistre auprès de la BCE un compte bancaire unique. Mais cela représente probablement la forme la plus juste et la plus efficace de relance monétaire, si bien que l’on ne peut que encourager la BCE à aller dans cette direction.

Des solutions efficaces à la crise économique et écologique

Ainsi il y a des solutions à la crise économique, des solutions efficaces et qui permettent en plus de s’orienter vers une société plus écologique et plus juste. Seulement il s’agit de solutions hétérodoxes et non conventionnelles donc peu populaires. Il faudra beaucoup de courage politique pour forcer la BCE à les appliquer, malgré les oppositions certaines à attendre de politiciens trop craintifs pour être imaginatifs et de ceux qui ont intérêt à perpétuer le fonctionnement actuel de la BCE. A défaut de ce courage, on condamne volontairement l’Europe à la stagnation économique, on lui interdit la transition écologique et on accepte la régression sociale qui en découlera.


[1] Cette disposition est d’ailleurs très dommageable pour la zone euro puisqu’elle condamne à la rigueur les pays auxquels les marchés financiers exigent une prime de risque élevée sur la dette (Grèce, Italie, Espagne, Portugal, Irlande). En outre, elle permet à la finance privée d’emprunter à taux quasi-nul auprès de la BCE pour prêter à des taux plus élevés aux Etats européens, captant ainsi une rente totalement illégitime au détriment des recettes publiques.


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