Antoine Deltour, le lanceur d’alerte de l’affaire des Luxembourg Leaks (1), a publié un post facebook en septembre dernier en faveur du revenu universel. Il y dénonce notamment le dévoiement et l’instrumentalisation qu’en fait Emmanuel Macron avec son projet de « Revenu Universel d’Activité » à l’opposé des valeurs portées par le revenu universel.

Au sein du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), nous avons voulu en savoir plus sur son engagement concernant le revenu de base. A l’occasion de sa participation à la Nuit des Idées le 31 janvier dernier, il nous a accordé un entretien qui nous a permis d’aborder de nombreux sujets.

Crédit photo : Claude Truong Ndgoc

[MFRB] Depuis quand es-tu en faveur du revenu de base, et pour quelles raisons ?
[Antoine Deltour] J’ai entendu parler du revenu de base il y a assez longtemps, l’idée n’est pas neuve. Au début je l’ai considérée avec scepticisme, comme beaucoup de gens. Je me disais « c’est une utopie, ce n’est pas finançable, les gens arrêteraient de travailler », ce genre de présupposé qu’on peut avoir sur l’idée. Ensuite, en y réfléchissant, chacun évolue. En ce qui me concerne, c’est une idée qui est rentrée en cohérence avec mes réflexions sur la décroissance. J’ai eu au début la même appréhension concernant la décroissance, je me disais « si l’économie décroit, le monde s’effondrera, ce n’est pas réaliste ». Mais en fait si on analyse les enjeux actuels au niveau énergétique, climatique, de la biodiversité, on arrive à la quasi-certitude que l’économie ne peut pas faire autre chose que décroitre, que ce soit de manière choisie ou de manière subie. Pour mettre en œuvre cette nécessité de décroitre, le revenu de base me parait être la manière de faire la plus ordonnée et la plus socialement acceptable.

Concrètement, qu’est ce qu’un revenu de base apporterait d’après toi ?
Ce qui me paraît intéressant dans l’idée du revenu de base, c’est la liberté qu’il apporte. Aujourd’hui de plus en plus de gens sont convaincus que le monde actuel n’est pas tenable, beaucoup de gens ont envie de consommer autrement, d’habiter autrement, de travailler autrement, et ne trouvent pas le sens qu’ils souhaiteraient dans leur activité professionnelle.

Il y a plein d’emplois qui sont trop éloignés de la réalité, qui n’ont plus de rapport avec le concret. Un revenu universel apporterait la liberté aux gens de se détacher de ce monde professionnel qui est en perte de sens. Cela confère aussi de la liberté en terme d’utilisation de son temps.

Le « temps de cerveau disponible » supplémentaire pourrait être mis au service de plein de choses, en premier lieu au service d’un recul critique sur notre société et de la mise en œuvre d’alternatives. Par exemple, des choix de consommation qui peuvent transformer la société, tels que faire des gâteaux avec des produits bio et des œufs de la ferme du coin au lieu d’acheter des biscuits industriels à ses enfants, ça demande du temps. Et ça on ne peut pas le faire si on rentre chez soi lessivé le soir après le travail.

Est-ce que ce sont les raisons qui t’ont amené à démissionner du cabinet d’audit dans lequel tu travaillais ?
J’avais plusieurs motifs pour démissionner qui ont convergé. On parle souvent de ma désapprobation des pratiques fiscales, car c’est ce qui explique ma démarche de lanceur d’alerte par la suite, mais ce n’était pas l’unique motif. C’était aussi un cadre de travail que je trouvais trop difficile. Au Luxembourg la durée du travail théorique est de 40h/semaine, mais en pratique dans les grands cabinets d’audit la plupart des gens travaillent beaucoup plus. Il règne aussi une culture très anglo-saxonne dans ces cabinets, avec un système de promotion quasi automatique. C’est formidable en début de carrière, si on a les dents longues on peut gagner rapidement des responsabilités. Mais il n’y a pas de place pour des gens qui souhaitent juste un niveau de vie moyen.

Moi j’étais pris dans cette contradiction où je m’en sortais bien (lorsque j’ai démissionné je venais d’être promu), mais je n’avais pas envie de plus de responsabilité, et de penser au travail tous les soirs en rentrant chez moi. Du coup j’ai réalisé que je n’avais pas de raison d’accepter un boulot où j’avais l’impression de me tuer à la tâche, encore moins au service de clients dont je désapprouvais totalement les pratiques. Ces clients étaient présents au Luxembourg pour échapper à l’impôt et le fait de travailler pour eux me dérangeait profondément.

Penses-tu que ton ressenti était partagé par d’autres collègues ?
En façade non, il y a une seule attitude autorisée. C’est aussi ce qui me choque dans cette culture d’entreprise largement répandue maintenant, la « Happycratie ». Même si on n’est pas heureux il faut être super motivé, il faut toujours en vouloir plus, vouloir faire mieux, et ça ce n’est pas humain. Non on ne peut pas faire plus, les journées font 24h, et on ne peut pas toujours faire mieux que l’année dernière.

Mais le capitalisme c’est aussi un produit de la paresse.

L’Homme est fainéant, et je pense qu’il faut l’accepter aussi. Ce n’est peut-être pas spirituellement accepté dans les pays chrétiens, la Paresse est un « péché capital ». Mais le capitalisme c’est aussi un produit de la paresse. Les premiers gains de productivité, le développement des outils c’était pour ne pas s’embêter à travailler à la main. Si nous avons cherché d’autres sources d’énergie c’était pour réduire notre travail physique. Mais on a dévoyé ça pour le « toujours plus ». Pourtant nos besoins élémentaires ont toujours été les mêmes et resteront les mêmes. Il y a là une forme de démesure chez l’être humain, pourquoi nos gains de productivité devraient être mis au service du « toujours plus » ? Il y a là quelque chose qui m’échappe.

Ce « toujours plus » se fait en plus via le travail des autres et l’accaparement des richesses, qui mène à l’accroissement des inégalités…
Globalement, et ça choque pas mal de gens de gauche quand je le dis, il y a quand même eu une sortie massive de la pauvreté avec les transformations économiques récentes, le développement du capitalisme et la mondialisation. Est-ce lié à l’extension du capitalisme ou aux progrès techniques, c’est difficile de faire la part des choses. Mais en tout cas des milliards de gens sont sortis de la misère. Du coup il ne faut pas non plus dépeindre les évolutions actuelles comme catastrophiques, les inégalités au niveau mondial se sont plutôt réduites. Par contre elles se sont accentuées au sein de chaque pays, avec des très très riches, et des pauvres. C’est vrai que ce « toujours plus » se fait au détriment des autres, mais il se fait surtout au détriment des autres qui n’existent pas encore, des générations futures. Nous puisons dans des ressources qui ne seront plus disponibles à l’avenir. Et ça c’est encore plus inacceptable.

Des sommes colossales nous échappent à cause de la fraude et de l’optimisation fiscales

Concernant l’évasion fiscale, que tu dénonces en tant que lanceur d’alerte, beaucoup de sympathisants du revenu de base proposent de lutter contre l’évasion fiscale pour le financer (au moins en partie), qu’en penses-tu ?
Des sommes colossales nous échappent à cause de la fraude et de l’optimisation fiscales. Dans ces conditions il y a d’abord 2 questions à se poser : est-ce que ces sommes sont récupérables, et est-ce qu’on a la volonté de les récupérer ? Pour le cas de la France, si on chiffre l’évasion fiscale à 80 ou 100 milliards, je pense qu’une partie seulement de ces sommes est vraiment récupérable. Ce qui est certain, c’est qu’actuellement la volonté politique d’aller récupérer cet argent est quasi nulle. Parce que la priorité politique aujourd’hui, c’est de privilégier la compétitivité des entreprises plutôt que la justice fiscale. On laisse tranquille les entreprises qui ne paient pas d’impôts parce qu’elles embauchent un certain nombre de personnes. Alors que je pense qu’on pourrait avoir plus d’emplois en promouvant une autre économie que celle de ces grands groupes.

Ensuite il y a une 3e question : que fait-on de cet argent ? Il y a une palette de projets politiques à faire avec, on en parle beaucoup pour financer la transition écologique, ça pourrait aussi servir à financer un revenu de base. L’enjeu c’est de rétablir la justice fiscale. Si on va chercher l’argent de ceux qui ne paient pas d’impôts, c’est pour diminuer la charge de ceux qui paient trop ou le reverser à ceux qui en ont besoin. Et effectivement le revenu de base me parait être un bon outil pour rendre le système socio-fiscal plus redistributif et plus juste.

Aucune politique écologiste n’est acceptable s’il n’y a pas une plus grande justice sociale

Quel regard portes-tu sur l’actualité et les gilets jaunes ?
J’ai beaucoup évolué sur la question. Au départ le mot d’ordre de ce mouvement c’était l’opposition à la taxe carbone. Comme beaucoup d’écologistes j’ai eu le réflexe de me dire que les carburants devaient augmenter. Le combat des gilets jaunes n’avait pour moi pas de légitimité, mais j’ai ensuite changé d’avis. Ce qui ressort le plus clairement c’est qu’aucune politique écologiste n’est acceptable s’il n’y a pas une plus grande justice sociale, une plus grande égalité de revenus. Pour moi la réponse ce n’est pas de permettre aux gens de continuer à être dépendant des énergies fossiles, il faut au contraire les accompagner vers la sortie de cette dépendance. Ça montre la nécessité et l’urgence sociale d’une plus grande justice fiscale. On ne peut pas se satisfaire de cette inégalité de revenus et encore moins la creuser, comme le font pourtant les mesures fiscales récentes. Le gouvernement met des moyens énormes pour améliorer la compétitivité de nos entreprises mais ne fait aucun effort redistributif. Ce contexte là ne permet pas de mener une politique écologiste ambitieuse.

Je trouve qu’il y a un rapprochement à faire entre lanceur d’alerte et gilet jaune, les deux mouvements ont en tout cas en commun de vouloir redonner du pouvoir à la base. Un lanceur d’alerte c’est souvent un salarié en interne qui fait le constat que tout a échoué en amont, les institutions, les régulateurs, ceux qui conçoivent la loi et qui la font appliquer. Ce qui aboutit à des pratiques qui nous écœurent et que l’on a envie de révéler. Le lanceur d’alerte c’est le dernier rempart, c’est la personne qui s’élève contre ces dysfonctionnements graves. Chez les gilets jaunes il y a cette même volonté de réappropriation, les citoyens à la base veulent retrouver ce pouvoir, cette souveraineté.

N’est-il pas difficile de se réapproprier la politique ? De nombreux sujets sont très techniques et nécessitent de l’expertise pour les prises de décisions
Non justement, c’est le fourvoiement terrible de la démocratie aujourd’hui. On s’empresse toujours de décrédibiliser les propositions issues de la base car le peuple ne serait pas assez informé ou compétent. Et beaucoup de citoyens s’autocensurent ou abandonnent leur pouvoir aux « experts ». Mais dans une vraie démocratie, on ne doit pas attendre d’être autorisé à avoir des opinions. Même si le monde est devenu très complexe, c’est un énorme leurre de présenter les débats sous un angle uniquement technique. Car derrière la technique, il y a aussi des choix politiques à faire. Par exemple, on a souvent tendance à ramener l’économie à une science au sein de laquelle les choix, issu de lois naturelles, s’imposeraient d’eux-mêmes. Cela revient à vider le débat de sa substance. Alors que c’est faux, il y a des économistes qui n’adhèrent pas à cette vision pseudo-scientifique.

De plus, personne ne peut être expert en tout. Même un ministre qui vient d’être nommé, il y a de nombreux sujets qu’il ne connaît pas. Il est entouré d’une technocratie composée de l’administration mais aussi de lobbyistes. Aujourd’hui sur de nombreux sujets tels que les OGM ou les pesticides, l’expertise vient presque uniquement des lobbys, financés par les grandes entreprises. Il est important de trouver de la contre-expertise indépendante, et quand elle n’existe pas il faut la financer publiquement. Car quand le ministre demande des éclairages auprès des techniciens, il risque d’être noyé sous des quantités d’informations qui peuvent le déposséder de ses décisions. C’est une exigence démocratique de présenter les arguments techniques contradictoires sous une forme suffisamment claire et accessible pour que le ministre comme les citoyens puissent arbitrer sur le plan politique.

L’implication dans la vie politique mais aussi les modes de consommation plus responsables, ça demande énormément de temps…
C’est pour cela qu’un revenu de base est nécessaire. Si je réduis mon temps de travail, que je prends un temps partiel et que j’ai quand même un revenu décent, je peux décider de faire des choix de consommation alternatifs, de mieux m’informer et de consacrer du temps à la vie politique. La démocratie ne peut pas vivre si on n’a pas de temps à y consacrer.

Entretien réalisé par Ly Katekondji, membre du MFRB.

(1)  Résumé de l’affaire Luxembourg Leaks

  • 2008 : Antoine Deltour est engagé au sein de la filiale luxembourgeoise de PricewaterhouseCoopers (PwC) en tant qu’auditeur
  • Oct 2010 : Antoine Deltour démissionne de chez PwC et emporte avec lui des documents relatifs à des « tax rulings » (rescrits fiscaux) obtenus par PwC pour ses clients auprès de l’administration luxembourgeoise (ces documents étaient accessibles par tout salarié d’après Antoine Deltour)
  • Courant 2011, Antoine Deltour fait parvenir au journaliste Edouard Perrin les documents concernant les « tax rulings »
  • Mai 2012 : diffusion de l’émission Cash Investigation sur l’évasion fiscale, les « tax rulings » sont évoqués
  • 5 nov 2014 : révélation du scandale des LuxLeaks par l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists) dont font partie The Guardian, Le Monde entre autres
  • Décembre 2014 : inculpation de 2 anciens salariés de PwC (Antoine Deltour et Raphaël Halet) et du journaliste Edouard Perrin
  • Printemps 2016 : procès menant à la condamnation des 2 salariés et acquittement du journaliste
  • Mars 2017 : procès en appel menant à la confirmation du verdict précédent
  • Janvier 2018 : la cour de cassation du Luxembourg casse la condamnation de Antoine Deltour et lui reconnaît le statut de lanceur d’alerte au sens de la Cour Européenne des Droits de l’Homme