Dans un article du 29 avril 2016[1], ainsi que dans d’autres publications et à l’occasion de conférences, David Cayla, maître de conférences à l’Université d’Angers et membre du collectif des économistes atterrés, développe des arguments qui pour la plupart d’entre eux sont des objections à l’instauration d’un revenu de base. Cet article apporte une réponse à ces objections, tout en gardant à l’esprit que certaines conséquences de la mise en place d’un revenu de base, en l’état actuel de la connaissance, ne sont le fruit que de conjectures ou de simples souhaits.

Le travail peut se passer d’une validation sociale

Se référant au positionnement de Jean-Marie Harribey, David Cayla considère que ne peuvent être qualifiées de travail que les activités qui obtiennent une validation sociale, que ce soit par le mécanisme du marché ou par la collectivité et qu’il n’y a pas de travail productif au-delà de l’emploi. De son point de vue, « le travail est indissociable de la création de valeur économique et donc de revenus distribuables, et il doit faire l’objet d’une validation collective sociale, car la transformation d’une valeur d’usage en une valeur économique, au sens monétaire, ne va pas de soi. » [2] Cette position est vivement critiquée par Baptiste Mylondo, qui pose la question de savoir si « ce qui nous empêche de dire que jouer aux cartes avec des amis participe de la création de valeur économique. » Et il s’en remet à une validation informelle a priori et a posteriori et postule l’utilité sociale de tous, dans les limites de la loi.

Comme Jean-Eric Hyafil a pu l’écrire, « rester accroché au dogme suivant lequel tout revenu doit être associé à un travail interdit d’entrevoir le potentiel de libération du travail et de développement de richesses nouvelles, marchandes ou non, que permettrait le revenu de base. » [3]

Le revenu de base doit donc être considéré, entre autres, comme la reconnaissance d’un travail non marchand : le fait d’élever ses enfants, de s’occuper de ses parents âgés, de développer des activités bénévoles, autant d’activités qui ne sont pas rémunérées, qui ne font pas l’objet d’une validation sociale formelle, mais qui pourtant créent une valeur sociale incontestable.

Le revenu de base est également un outil de lutte contre la précarité

David Cayla envisage le revenu de base essentiellement sous l’angle du rapport au travail et à l’emploi, mais beaucoup moins sous celui de la lutte contre la précarité. Pourtant, cette réforme devrait avoir une incidence très forte sur la pauvreté. En effet, le revenu de base met en place un filet de sécurité. Il permet à tout un chacun de survivre. Par son caractère inconditionnel, il devrait également mettre fin à la stigmatisation des bénéficiaires de prestations sociales qu’impose le système actuel, en s’adressant essentiellement à des populations ciblées, classées comme pauvres. Sa mise en place représenterait aussi la fin des contrôles intrusifs et dégradants. Et il est bien évident, également, que, par son universalité, il mettrait fin au non-recours qui laisse actuellement un nombre important de personnes totalement démunies.

La redistribution des richesses par le revenu de base est complémentaire des autres modes de redistribution

L’économiste considère que l’approche de la redistribution par le revenu de base occulte celle des services publics, pour lesquels il privilégierait la généralisation d’un accès gratuit. Il avance, certes à juste titre, le fait que la redistribution des revenus ne peut pas être analysée seulement sous l’angle monétaire, mais que cette analyse doit intégrer celle que procurent les services publics comme, notamment, l’éducation et la santé, qui, en ordre de grandeur, doivent représenter environ 50 % de la redistribution totale. La réponse qui peut être faite sur ce point est que la redistribution sous forme monétaire n’est qu’un sous-ensemble de la redistribution globale (voir les travaux de François Bourguignon [4], de Camille Landais [5]). Ces deux types de redistribution, qui ont des objectifs différents, ne sont donc pas exclusifs, mais au contraire tout à fait complémentaires. Il convient d’ajouter que, vue sous l’angle des services publics, la redistribution des richesses n’a pas un caractère universel, s’adressant aux seuls utilisateurs de ces services. Imaginer un système de redistribution sous ce seul angle laisserait donc de côté tout une frange de la population, notamment les plus démunis.

L’accompagnement des personnes restera un besoin, ainsi qu’une priorité

Est également opposée l’idée selon laquelle les défenseurs du revenu de base occultent le fait que les personnes les plus démunies continueront à avoir besoin d’accompagnement. À cet argument, il peut être répondu qu’effectivement une aide monétaire généralisée ne solutionnera pas tous les problèmes des plus démunis. L’approche monétaire de la pauvreté est bien évidemment insuffisante. En effet, elle doit être considérée également en termes de conditions d’existence, ou de privations, celles-ci représentant une exclusion par rapport au mode de vie dominant, tel qu’il ressort des pratiques sociales. L’accompagnement des personnes en bas de l’échelle demeurera donc un besoin fondamental, aussi bien pour les maintenir au contact de la société que pour les aider à trouver un emploi. On peut d’ailleurs facilement imaginer que les personnels des diverses administrations actuellement en charge des contrôles des bénéficiaires de prestations sociales verront leurs attributions devenir inutiles et pourront se consacrer essentiellement à des tâches d’accompagnement.

Le revenu de base n’entraînera pas la fin du travail

Les défenseurs du revenu de base souhaiteraient la fin du travail. En fait, il s’agit là d’une erreur d’interprétation. En effet, le revenu de base sera versé à vie. Il apparaît donc d’une manière évidente que le fait de reprendre un emploi n’aura aucune incidence sur son versement, qui restera acquis. Cela signifiera que, dans tous les cas de figure, le travail paiera, étant précisé bien évidemment que cet avantage sera maximum pour les plus faibles revenus. Les arbitrages que certains bénéficiaires peuvent faire actuellement entre travail et maintien en dehors du travail, n’auront plus lieu d’être. Pour une personne sans emploi, l’incitation monétaire à travailler sera plus forte avec un revenu de base qu’avec un RSA. Ainsi, le revenu de base ne représentera en aucune façon la fin du travail, à la condition certes que son montant reste dans des limites qui maintiendraient chez ses bénéficiaires le besoin d’un salaire complémentaire pour mener une vie décente, limites qui restent à définir.

Il ne faut pas minimiser l’impact de l’universalisation du revenu de base

L’économiste atterré pose également cette question : “À quoi sert de mettre en place un revenu de base faible, du niveau actuel du RSA, s’il ne change pas le rapport de force économique ?” En posant cette question, notre économiste semble sous-estimer l’apport de l’universalité du revenu de base. En effet, le non-recours chez les travailleurs pauvres vis-à-vis du RSA activité s’explique en grande partie par le fait qu’ils ne souhaitent pas être regardés comme des assistés. Ils se privent ainsi d’un outil qui pourtant accroîtrait leur pouvoir de négociation pour demander des salaires plus élevés. Il convient également de préciser qu’avec un revenu de base, ce sont d’abord les travailleurs à bas salaire (les smicards) qui seraient gagnants en termes de revenu. C’est donc eux qui verraient leur pouvoir de négociation augmenter le plus. Il ne faudrait également pas sous-estimer le fait que l’automatisation et l’universalité du revenu de base simplifieraient fortement le système.

Le devenir des emplois pénibles reste une inconnue

Selon l’économiste, les métiers pénibles seraient délaissés, ce qui entraînerait une augmentation des salaires correspondant, donc du coût des services concernés, ce qui de facto viendrait annihiler l’intérêt du revenu de base. Il est possible de répondre à cet argument que l’on n’est pas obligé de défendre un revenu de base « trop » élevé. Il est en effet difficile de croire qu’avec 500€, ou même 750€ sans Aide personnalisée au logement (APL), plus personne ne voudra faire les boulots pénibles. Et ceci est d’autant plus difficile à croire que l’on a actuellement en France près de 5 millions de chômeurs, sauf à imaginer qu’il s’agit essentiellement de chômeurs volontaires, ce qui n’est évidemment pas le cas.

Cependant, autant il est aisé d’imaginer que, disposant d’un pouvoir de négociation plus grand vis-à-vis de leur employeur, les salariés seront à même de négocier des salaires plus importants ainsi que de meilleures conditions de travail, autant il est important de rester lucide car cette conséquence reste à démontrer. Des avis opposés sont d’ailleurs exprimés ; C’est le cas des défenseurs du salaire à vie, qui affirment que le fait de verser un revenu de base devait plutôt profiter aux employeurs, qui disposeraient ainsi d’un argument important pour, à l’inverse, proposer des salaires à la baisse.

Ainsi, sur ce dernier point, comme sur un certain nombre de questions se rapportant aux conséquences de la mise en place d’un revenu de base, il apparaît clairement que ce qui est avancé, en l’état actuel de nos connaissances, ne relève que de conjectures ou de simples souhaits. En effet, nous ne savons pas aujourd’hui quels seraient les changements de comportements des salariés et des employeurs vis-à-vis de l’emploi.

Des expérimentations pour développer la connaissance

Les expérimentations de revenu de base qui devraient voir le jour en France au cours des prochains mois devront apporter un éclairage sur ces questions. Un très gros travail reste donc à réaliser pour essayer d’identifier les conséquences de la mise en place d’un revenu de base. Et, quoi qu’il en soit, cette connaissance ne devra pas rester confinée. Elle devra au contraire être mise à la disposition du public et, idéalement, validée par elle. En effet, sans cette validation, l’expression du choix par la population en faveur ou en défaveur du revenu de base, ne se fera pas d’une manière éclairée. Et pourtant, il est certain que la mise en place d’un revenu de base ne pourra voir le jour que par la volonté de la population, exprimée sans doute sous la forme d’un référendum. Il nous appartient donc, dès maintenant, d’œuvrer dans ce sens avec pour objectif le transfert de cette connaissance au profit de tous, seul moyen de garantir l’expression d’un consentement éclairé pour une réforme d’une importance comparable à celle qu’a représenté en 1945 la mise en place de la Sécurité Sociale.

Un livre du collectif des économistes atterrés contre le revenu de base

Le collectif des économistes atterrés a publié un livre qui expose ses arguments en défaveur d’un revenu de base [6].

Quoi qu’il en soit, il faut garder à l’esprit que ce type d’objections présente un intérêt certain, dans la mesure où il nous incite à réfléchir encore plus profondément aux fondements même de la réforme que nous essayons de promouvoir, réflexion d’autant plus nécessaire que la mise en place d’un revenu de base entraînera des changements institutionnels profonds qui, afin qu’ils deviennent pérennes, devront être assis sur une architecture théorique solide.

Robert Cauneau


[1] https://comptoir.org/2016/04/29/david-cayla-distribuer-une-allocation-universelle-sans-toucher-au-marche-ne-changera-rien-aux-rapports-de-force

[2] Jean-Michel Harribey et Baptiste Mylondo : http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2015/11/12/revenu-inconditionnel-quand-je-joue-a-la-belote-avec-mes-voisins-est-ce-que-je-cree-de-la-valeur/#more-457

[3] Jean-Eric Hyafil : https://www.revenudebase.info/2015/02/16/revenu-universel-fruit-du-capital-social-collectif-politique-generative/

[4] Bourguignon F. et Bureau D. (1999), L’architecture des prélèvements en France : état des lieux et voies de réforme, Rapport du Conseil d’Analyse Économique, 144 pages.

[5] Camille Landais, « Boîte noire ? Panier percé ? » : comment fonctionne vraiment la grande machine à redistribuer ?, Regards croisés sur l’économie 2007/1 (n° 1), pp. 116 – 132.

[6] Les économistes atterrés et la Fondation Copernic 2017, Faut-il un revenu universel ?

Image : Le vent se lève