Le 30 juin ont eu lieu trois auditions dans le cadre de la mission commune d’information du Sénat sur le revenu de base. Baptiste Mylondo, économiste en faveur du revenu universel de longue date, Lionel Stoléru, père du RMI, et Daniel Cohen, économiste et directeur du département d’économie de l’ENS, se sont exprimés en faveur de l’idée d’un revenu universel. Retour sur la présentation éloquente de Daniel Cohen, sur l’évolution du travail, la révolution numérique et le revenu universel.

Une prise de position en faveur d’un revenu de base

Daniel Cohen, auteur de La Prospérité du Vice, une introduction (inquiète) à l’économie, a été auditionné jeudi 30 juin par les sénateurs de la mission d’information sur l’intérêt et les formes possibles d’un revenu de base en France. Son intervention, qui a duré près d’une heure, a été marquée par une prise de position en faveur d’un revenu de base.

Après avoir brièvement rappelé l’historique du concept, et ses liens avec l’impôt négatif, M. Cohen a présenté deux des critiques les plus récurrentes autour de l’idée du revenu de base, qui tournent toutes les deux autour de la place du travail, bien qu’elles émanent de personnes aux idées opposées. D’un côté, on retrouve l’idée, généralement de droite, que le revenu universel conduirait à l’oisiveté, l’assistanat, et marquerait la fin du travail ; à l’autre extrémité, on retrouve une critique souvent formulée à gauche, qui accuse le revenu de base d’être un outil du capitalisme néolibéral pour servir de minimum vital aux individus, dans un monde où l’emploi se raréfie (retrouvez nos réponses à ces critiques ici ).

Dans une démonstration très claire, Daniel Cohen a présenté, suite à la demande des sénateurs, les évolutions de l’emploi aujourd’hui, notamment dans le contexte de la révolution numérique. Il commence par rappeler que la seconde révolution industrielle, qui reposait sur l’électricité, le gaz et le pétrole, a contribué à la réduction des inégalités, puisqu’elle s’appuyait sur le travail des ouvriers, et reposait sur une complémentarité nécessaire entre l’homme et la machine. Or, la révolution numérique, qui s’appuie sur Internet et le numérique, a accru les inégalités : Daniel Cohen cite ainsi les travaux d’E. Saez et de T. Piketty, qui démontrent que durant les 30 dernières années, 90 % de la population américaine n’a pas connu de hausse de son pouvoir d’achat, et que la hausse de la croissance a été captée par les 10 % les plus aisés (et la moitié de cette croissance est revenue au 1 % les plus riches). Alors pourquoi cette révolution numérique est-elle si décevante sur le plan de la réduction des inégalités ?

Daniel Cohen prend le parti d’une réponse nuancée : pour lui, la croissance issue de la révolution numérique est plus faible que celle de la révolution industrielle. Ici en effet, le numérique ne rend pas l’humain plus productif, mais vient s’y substituer ; on sort du rapport de complémentarité homme/machine pour aller vers un rapport de substituabilité. 

Au début de la révolution numérique, on considérait que le travail des ouvriers non-qualifiés serait supprimé, et que la population qualifiée serait épargnée, d’où l’enjeu de « requalifier le travail ». Mais aujourd’hui, l’opposition est plus à formuler entre travail routinier et travail non-routinier, car si une action doit être répétée plusieurs fois, alors il est possible de concevoir un programme le réalisant à la place de l’homme. Dès lors, la menace peut arriver partout : pour les employés de banque, les traders… Il est donc crucial d’envisager un nouveau rapport à la sécurité du travail, et Daniel Cohen conclut : « la révolution numérique nous oblige à repenser la sécurité sociale que nous voulons pour le XXIe siècle ».

Le revenu de base : un plancher pour tous les individus

C’est dans cette perspective que Daniel Cohen conçoit le revenu universel : pour lui, il s’agit d’un ajout — important — pour la société, et non d’une alternative remplaçant le système existant. Le revenu de base assurerait un plancher pour tous les individus, auquel s’ajouterait le reste de la protection sociale, en faisant du revenu de base un droit attaché à la personne et non à son emploi.

Mais une critique très courante pour disqualifier le revenu universel est de parler de la question de son montant, alors qu’en réalité des propositions de financement existent. Il envisage dès lors deux propositions : d’un côté un schéma idéal, de l’autre une proposition concrète à mettre en place rapidement comme un premier pas vers un revenu de base.

Sa proposition idéale serait de mettre en place un revenu universel couplé à une réforme de l’impôt, son individualisation et son prélèvement à la source, qui en ferait un système proche de l’impôt négatif : chaque mois, les individus auraient un minimum de 700 € garantis, auxquels s’ajouteraient ensuite les revenus de leur travail ou leurs autres droits. Pour Daniel Cohen, c’est à la fois une question de justice sociale et du rapport de chacun au travail. Il appelle dès lors à une ouverture des données pour modéliser ces réformes, en espérant que les données de la CNAF (Caisse Nationale des Allocations Familiales) soient disponibles avec le décret d’application de la loi pour une République Numérique d’Axelle Lemaire.

Cependant, Daniel Cohen comprend qu’une réforme de l’impôt ne soit pas réellement d’actualité politiquement, et reprend la proposition des économistes Antoine Bozio, Gabriel Faque et Julien Grenet de fusionner le RSA/prime d’activité avec les allocations logement. En pratique, cela permettrait aux bénéficiaires de toucher un minimum de 624 € par mois (pour les personnes vivant dans les zones où le loyer est le moins élevé), et ce montant augmenterait en fonction du lieu de résidence. Actuellement, la dégressivité des minima sociaux et des allocations logement à la reprise d’un emploi n’incite pas à en retrouver un, puisque le taux d’imposition réel sur ces prestations est de 73 % ; dans cette proposition, qui simplifierait le système comme un premier pas vers un revenu de base, le taux de dégressivité serait de 32 %. La proposition ne coûterait rien, par une simple fusion des deux systèmes, mais le simplifierait grandement pour les allocataires. Elle coûterait 1 milliard d’euros si on individualisait la prestation, comme le propose le député Christophe Sirugue dans son rapport, et coûterait 4 milliards supplémentaires si le dispositif était étendu aux 18 – 25 ans. 

Cette proposition, si elle ne répond pas à tous les effets pervers du RSA — notamment l’important taux de non-recours — va cependant dans le sens d’une individualisation et d’une simplification pour le bénéficiaire. On peut donc saluer cette prise de position de Daniel Cohen, qui, nous l’espérons, permettra de contribuer à l’instauration d’un revenu de base en France.

NB : la vidéo de l’audition de Daniel Cohen est disponible ici, avec celles de Lionel Stoléru et de Baptiste Mylondo.


Illustration : CC BY-NC-ND 2.0 Parti Socialiste