La France est passée du côté des pays abolitionnistes de la prostitution en votant le 6 avril dernier la pénalisation des clients de prostituées par une amende de 1500 euros. Une loi qui a fait largement débat à l’Assemblée et qui ne satisfait pas les français [1]. Quant à l’activisme pro-réglementarisme, porté médiatiquement par le Strass (syndicat du travail sexuel), qui milite pour autoriser et encadrer la prostitution comme une activité professionnelle, cela reste une posture minoritaire. En effet, selon une enquête [2] faite auprès de 500 prostituées dans cinq pays différents, 92% d’entre elles souhaitaient échapper immédiatement à la prostitution si elles en avaient la possibilité économique. 

Ainsi, au-delà du débat sur la législation, il faut reconsidérer que la problématique est avant tout économique, à l’appui de plusieurs études qui ont démontré que la vulnérabilité et la précarité sont des facteurs déterminants du passage à l’acte prostitutionnel. 

La mise en place d’un revenu de base inconditionnel nous apparaît alors comme une solution, certes partielle, mais évidente.

La prostitution en France

La prostitution est « une forme d’échange économico-sexuel ponctuel, explicite et préalablement négocié » [3]. Selon le Mouvement du Nid, association spécialisée dans la défense des prostituées, il y a entre 30 000 et 44 000 personnes qui se prostituent en France dont 37 000 à plein temps. 85 % sont des femmes, 10 % des hommes et 5 % des transgenres. 62 % de la prostitution s’exerce sur internet, 30 % dans la rue, 8 % dans des bars à hôtesses et salons de massage.

Le statut légal de la prostitution et les pratiques varient selon les pays ; d’un point de vue législatif, on peut distinguer trois conceptions de la prostitution, produisant trois approches politiques des États sur son exercice : le réglementarisme (vouloir autoriser et encadrer la prostitution en tant qu’activité professionnelle), l’abolitionnisme (vouloir éradiquer la prostitution par de la prévention et une pénalisation des proxénètes et des clients) et le prohibitionnisme (vouloir éradiquer la prostitution par la pénalisation de tous ses acteurs). En France, la prostitution est tolérée, mais le racolage et le proxénétisme y sont interdits, y compris le « racolage passif » (depuis 2003). La pénalisation des clients a été adoptée à l’Assemblée nationale le 6 avril 2016.

Un problème social important

Aujourd’hui la prostitution est loin de l’image d’Epinal de la femme mûre qui va initier les jeunes hommes aux joies de la sexualité, ou de celle de l’étudiante libérée qui prend du bon temps avec des hommes bien sous tous rapports pour arrondir ses fins de mois. La réalité est beaucoup plus sordide.

Tout d’abord, de façon générale, de nombreux témoignages de prostituées soulignent des évolutions de la demande et des comportements des clients : « En 20 ans, les attentes des clients ont énormément changé. Aujourd’hui, ils sont plus exigeants et impatients. Surtout, ils n’hésitent plus à assouvir leurs fantasmes les plus extrêmes. Qu’importe que la personne prostituée partage ou non leurs envies. Dès lors qu’ils paient, ils s’estiment être dans leur bon droit » [4].

Un rapport d’information de l’Assemblée nationale réalisé en 2011 [5] souligne « un univers marqué par des violences d’une particulière gravité » pour les prostituées de rue. En effet, elles témoignent de subir quotidiennement mépris, agressivité, manque de respect, insultes, jets de détritus, de la part de voisins et de passants, ainsi que fréquemment des mauvais traitements de la part des forces de l’ordre.

Une étude internationale [6] montre qu’une part importante des personnes prostituées interrogées ont été soumises, durant l’enfance, à des violences physiques et sexuelles. Même constat de la part du sociologue français Laurent Mélito qui rapporte que les éléments en commun dans les propos des escorts concernent le registre des violences vécues avant de se prostituer. L’activité prostitutionnelle est donc loin d’être anodine pour ces personnes. Selon l’estimation de Muriel Salmona, psychiatre, 60 % à 80 % des personnes prostituées souffriraient de troubles psychotraumatiques sévères.

Le rapport de l’Assemblée nationale évoque la prostitution de femmes âgées – de plus de 65 ans – qui concerne au moins 200 personnes en France. Le cercle vicieux de la toxicomanie et de la prostitution est également souligné.

Saïd Bouamama a consacré une recherche [7] aux profils des clients des prostituées et il a dégagé une typologie des clients en cinq grandes catégories : les isolés affectifs et sexuels ; les décalés de l’égalité ; les acheteurs de marchandise ; les allergiques à l’engagement et à la responsabilité ; les compulsifs de la relation sexuelle. Il est intéressant de voir à travers les différents entretiens à quel point le fait prostitutionnel est banalisé et réduit à un simple fait de consommation, avec une réduction du corps humain au statut de simple marchandise ou de l’acte sexuel en consommation d’un « service sexuel ».

Les représentations des clients s’inscrivent dans une vision profondément inégalitaire des relations entre les femmes et les hommes, basée sur le fondement d’une différence de nature qui existerait entre les sexes. Dans cette conception, les hommes auraient besoin d’une part d’une femme et de l’autre de prostituées, la première leur apportant de l’affection et un confort ménager et les secondes satisfaisant leurs besoins sexuels irrépressibles.

Même s’il existe aujourd’hui dans notre société une plus grande égalité hommes/femmes, les stéréotypes de genre demeurent bien vivants, les inégalités hommes/femmes et les violences faites aux femmes sont toujours des problèmes de société importants. La prostitution et ce qu’elle reproduit du rapport inégalitaire hommes/femmes contribue indéniablement à perpétuer ces problèmes.

La précarité et la vulnérabilité sont des facteurs déterminants

La rapport de l’Assemblée nationale expose que la motivation première de la prostitution par internet reste financière, que le besoin d’argent semble tenir une place cruciale parmi les motivations des personnes se prostituant par internet. Laurent Mélito a montré dans ses recherches que les dettes sont souvent à l’origine du passage à l’acte dans la prostitution. Il met de plus en exergue que l’engrenage est financier mais également psychologique, la manne financière étant valorisante sur le plan narcissique et devenant dès lors rapidement indispensable. Une recherche d’Eva Clouet [8] sur la prostitution étudiante a montré que le besoin d’argent constitue une motivation importante de l’activité prostitutionnelle des étudiants ; l’association toulousaine Grisélidis rapporte que les personnes prostituées occasionnelles de moins de trente ans sont généralement des étudiantes qui préparent une thèse.

Le rapport de l’Assemblée nationale souligne que pour les personnes homosexuelles ou transgenres, la prostitution peut apparaître comme une stratégie de survie, étant souvent la seule activité permettant de se nourrir et de se loger. Et particulièrement pour les personnes transgenres, travesties ou transsexuelles, compte tenu de l’exclusion sociale et de la stigmatisation dont elles font l’objet, la prostitution constitue l’un des principaux moyens de se procurer une source de revenus. La prostitution est enfin l’une des principales activités rémunérées que les personnes transgenres peuvent exercer en accord avec leur apparence physique.

Le rapport évoque également les mineurs prostitués qui, lorsqu’ils sont français, se trouvent généralement dans un profond isolement social et affectif et pour qui la prostitution est une stratégie de survie face à leur précarité sociale et financière (précisant que c’est pour eux généralement une prostitution pratiquée de façon occasionnelle, transitoire et peu organisée).

L’abolitionnisme et le réglementarisme : législations opposées et solutions imparfaites

Ces dernières années nous avons pu voir dans le débat public de houleux affrontements entre les partisan(e)s de l’abolitionnisme et les partisan(e)s du réglementarisme.

Après avoir été longtemps dans un flou législatif, la France s’est positionnée, avec l’interdiction du racolage passif en 2003 puis tout récemment avec la pénalisation des clients en avril 2016. La France a ainsi suivi la position néo-abolitionniste des pays nordiques qui ont mis en place la pénalisation des clients il y a déjà quelques années.

Il est intéressant de prendre connaissance des bilans des pays nordiques à ce sujet. En effet, si un rapport du ministère de la justice suédois a conclu au succès des lois suédoise et norvégienne, avec une diminution de moitié de la prostitution de rue dans les deux pays, un rapport critique la loi sur la pénalisation de la prostitution en Norvège. Effectivement, selon un rapport de 2012 du Centre officiel d’aide aux prostituées d’Oslo [9], la loi norvégienne favorise la violence des clients envers les prostituées, le commerce du sexe s’étant déplacé vers la clandestinité. Elles seraient ainsi 59 %, sur les 123 interrogées originaires de 16 pays, à avoir été victimes de violence au cours des trois dernières années à Oslo, contre 52 % en 2008 – un échantillon non représentatif statistiquement mais qui tend à montrer que la situation ne s’est pas améliorée. De nombreuses prostituées ont exprimé que cette nouvelle loi avait fait fuir une grande partie de leurs clients respectueux, tandis que les clients les plus violents ne se sont pas laissés décourager par la nouvelle loi. Toujours selon ce rapport, elles seraient moins enclines à demander de l’aide, se sentant perçues comme des criminelles.

D’autre part, la pénalisation des clients est certes une façon de réduire la prostitution, mais la recherche de Saïd Bouamama montre que la plupart des clients n’ont pas conscience du vécu et du ressenti des prostituées et qu’une part importante de ces hommes sont en souffrance. A travers leurs discours, Bouamama met en évidence que les clients des prostituées sont des produits de modes d’éducation, de représentations sociales, de modèles de sexualité entretenus par la pornographie, mais aussi de déficits sociaux de prévention et de sensibilisation à la sexualité. Ils ont complètement intégré le schéma de sexualité imposé par la pornographie et la culture du viol, selon lequel le désir masculin est irrépressible et les femmes disponibles pour le satisfaire, le désir féminin n’entrant pas en ligne de compte. Ils se sentent légitimes à acheter l’accès au corps des femmes. Ils sont pour beaucoup en attente d’affection de la part des prostituées qu’ils fréquentent, voire de relation amoureuse, et ont un rapport aux femmes très compliqué. Les idéaux de virilité répandus par la culture leur semblant inaccessibles et générant de forts sentiments d’infériorité. Enfin, beaucoup ressentent un sentiment de culpabilité voire de honte. Ou perçoivent le pouvoir économique de compenser par le recours à la prostitution ce sentiment d’infériorité par rapport aux normes de masculinité qu’ils atteignent pas comme une juste contrepartie à la blessure narcissique qu’ils subissent. La pénalisation financière apparaît donc comme une mesure répressive peu compréhensive et en contradiction avec ce que leur renvoie la société, imprégnée de culture du viol, d’idéaux de masculinité dominante et de féminité soumise.

Quant à la réglementation de la prostitution en une profession, si elle pourrait permettre de donner un statut social et plus de droits sociaux et économiques aux prostituées, cela contribuerait à banaliser une pratique génératrice de souffrances et à entretenir le processus de domination masculine et les représentations stéréotypées de la sexualité.

Une solution « à la racine »

Les solutions traditionnellement proposées, de réglementarisme ou d’abolitionnisme, comportent toutes deux leurs limites et ne seront jamais des solutions entièrement efficaces aux différentes problématiques posées, car les « racines du mal » ne sont pas visées.

De plus, ces deux tendances entendent prendre des décisions à la place des personnes qui se prostituent. Le réglementarisme entend définir la prostitution comme une activité professionnelle, ce qui est quelque chose à assumer, et l’abolitionnisme entend définir la prostitution comme quelque chose à éradiquer, avec parfois une dimension morale sous-jacente.

Plusieurs études ont clairement établi que même si le passage à l’acte est souvent multicausal, la question financière est très prégnante.

Ainsi, les défenseurs de la mise en place d’un revenu de base inconditionnel estiment que donner à chaque individu un revenu garanti serait une mesure très simple pour favoriser la diminution de la prostitution. Cette solution serait également plus émancipatrice pour les personnes concernées. Ceci bien-sûr en complément de davantage de prévention et de réflexion sur les modèles de sexualité imposés, d’une augmentation de moyens alloués aux associations d’accompagnement des prostituées et pour l’accompagnement thérapeutique des clients. 

Garantir à chacun, à chacune, d’avoir chaque mois de quoi vivre et par conséquent des possibilités accrues de se construire un projet de vie choisi, c’est favoriser d’autres perspectives dans la prise de décision d’avoir recours ou non à la pratique de la prostitution, ou bien de s’en sortir à un moment donné.

Certes un revenu de base ne va pas tout résoudre (les endettements, les dettes de passage des migrantes, les frais exorbitants de scolarité de certaines écoles, la consommation de produits addictifs et surtout les réseaux de proxénétisme et la traite de jeunes femmes étrangères), mais il permettrait très certainement de réduire la nécessité de trouver un revenu pour beaucoup de personnes recourant à la prostitution pour des questions financières, en tout cas très certainement pour les jeunes et les personnes âgées concernés. 

Du moins il serait intéressant de réaliser une enquête auprès de prostituées pour leur demander si elles arrêteraient leur activité prostitutionnelle si elles étaient amenées à toucher un revenu de base, et à partir de quel montant touché elles imaginent que cela serait possible pour elles.


[1]

Sondage exclusif CSA/BFMTV réalisé par Internet les 26 et 27 novembre 2013, sur un échantillon représentatif de 951 personnes âgées de 18 ans et plus, constitué d’après la méthode des quotas. http://www.bfmtv.com/politique/deux-francais-trois-opposes-a-penalisation-clients-prostituees-655510.html

[2]

Prostitution in Five Countries : Violence and Post-Traumatic Stress Disorder (South Africa, Thailand, Turkey, USA, Zambia) by Melissa Farley, Isin Baral, Merab Kiremire and Ufuk Sezgin. Feminism & Psychology, 1998, Volume 8 (4): 405 – 426.

[3]

Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Prostitution

[4]

Témoignage de Dominique, hebdomadaire Autrement dit du 27 septembre 2002, rapporté par S.Bouamama dans « L’homme en question. Le processus du devenir-client de la prostitution », 2004.

[5]

Rapport d’information de l’Assemblée nationale, en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la prostitution en France (2011). http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i3334.asp

[6]

Melissa Farley et al., « Prostitution and trafficking in nine countries : an update on violence and post traumatic stress disorder », 2003

[7]

Saïd Bouamama, « L’homme en question. Le processus du devenir-client de la prostitution », 2004.

[8]

Éva Clouet, La prostitution étudiante à l’heure des nouvelles technologies de communication, 2007.

[9]

http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/06/25/un-rapport-critique-la-loi-sur-la-penalisation-de-la-prostitution-en-norvege_1724344_3224.html#cYXIHVGylojKvihf.99