L’automatisation et la numérisation d’emplois ouvrent la perspective d’une éventuelle réduction massive du volume d’emploi, que l’on peut chercher à accompagner par des mesures favorisant la réduction du temps de travail rémunéré. À côté des propositions de réduction du temps légal de travail, la redistribution et la Protection Sociale peuvent aussi jouer un rôle pour inciter au meilleur partage de l’emploi. Le revenu de base pourrait ainsi encourager la réduction du temps de travail à l’échelle hebdomadaire. Les « droits de tirages sociaux » quant à eux favoriseraient la réduction du temps de travail à l’échelle de la vie en finançant des périodes hors-emploi.

L’automatisation et la numérisation sont en train de remplacer de nombreux emplois. Il est certes possible de créer de nouveaux emplois — publics, privés ou associatifs. Mais il est aussi souhaitable d’assumer et d’accompagner — voire d’encourager — une réduction du volume d’emploi (défini ici comme le volume de travail rémunéré dans une économie, car il existe aussi du travail non-rémunéré) si l’on souhaite voir émerger une sphère d’activités régulées par des principes non-marchands et non-monétaires (activités amicales, de voisinage, sportives, associatives, citoyennes, etc.).

Cela pose la question de la réduction du temps de travail rémunéré à l’échelle individuelle. En effet, la situation où tout le monde a un emploi (défini ici comme le travail rémunéné, salarié ou indépendant) mais où cet emploi occupe une partie réduite de sa vie est toujours préférable à la situation où les emplois sont répartis sur une minorité d’individus tandis que les autres en sont privés.

La voie légale ou la voie incitative ?

Pour favoriser un meilleur partage du temps de travail, nous pouvons emprunter deux voies : la voie légale et la voie incitative, l’une n’excluant pas l’autre. La voie légale, exemplarifiée par la loi Aubry sur les 35 heures de 1998 et 2000, impose une réduction du temps légal de travail. Les heures qui dépassent ce temps légal deviennent des heures supplémentaires dont la rémunération doit être majorée par l’employeur.

La voie légale est délicate à plus d’un titre. Tout d’abord, la loi Aubry a imposé un passage aux 35 heures à salaire mensuel net constant afin de ne pas réduire le revenu disponible des travailleurs. Ceci implique mathématiquement une hausse du salaire horaire net, et donc potentiellement une hausse du coût du travail. Pour compenser cette hausse au niveau du SMIC, l’État a accru les exonérations de cotisation ciblées sur les salariés au SMIC. Ces politiques d’exonération ont le défaut de ralentir la progression salariale des smicards, puisque leurs employeurs perdent leur droits aux exonérations lorsqu’ils augmentent le salaire de leur employé : c’est le phénomène de trappe à bas salaire.

Enfin, les 35 heures sont devenues l’objet d’attaques politiques plus ou moins légitimes, au nom d’un droit à « travailler plus pour gagner plus ». Rappelons tout de même que les 35 heures n’interdisent pas les heures supplémentaires, mais imposent uniquement qu’elles soient mieux rémunérées. En outre il existe diverses dérogations catégorielles à cette durée légale.

La seconde voie pour favoriser la réduction du temps de travail rémunéré est la voie incitative. La réduction du temps de travail peut en effet être encouragée par la redistribution et la protection sociale. Il s’agit, pour reprendre l’expression de Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght (pp61-62), de « technique douce de partage du travail ».

Quelles sont alors les réformes de la protection sociale qui favoriseraient une réduction volontaire du temps de travail rémunéré, et ainsi la meilleure répartition du volume d’emploi ? Commençons par remarquer que la réduction de travail peut se faire à l’échelle hebdomadaire, mais aussi à l’échelle d’une vie. On peut réduire son temps hebdomadaire de travail de 35 heures à 28 heures, en prenant une journée de congé par semaine. Mais on peut aussi ponctuer sa carrière d’années de coupure pour suivre une formation, s’engager dans une association, créer une activité ou prendre soin d’un proche, voire éventuellement pour une simple année sabbatique.

Favoriser la réduction du temps de travail hebdomadaire

Les politiques socio-fiscales qui encouragent la réduction du temps de travail rémunéré au cours de la vie ne sont pas les mêmes que celles qui encouragent à la réduction du temps de travail hebdomadaire. Le revenu de base — distribué par la collectivité de façon universelle, inconditionnelle et individuelle — favorise la réduction du temps de travail hebdomadaire : il offre un revenu supplémentaire qui peut compenser une perte de salaire lorsque l’on décide de réduire son temps de travail rémunéré à 4, 3 ou 2 jours par semaine.

Certains soulignent que les effets du revenu de base dépendent de son montant. Pour encourager la réduction du temps de travail, il n’y a pas que le montant qui compte mais aussi le taux marginal d’imposition sur les premiers euros gagnés.

Le tableau comparatif ci-dessous permet d’illustrer cette question (les chiffres sont approximatifs mais proches de la réalité). On prend 3 individus : un qui n’a aucun emploi et aucun revenu, un autre qui a un emploi au SMIC à mi-temps et un dernier qui a un emploi au SMIC à temps plein. On compare les effets redistributifs d’un revenu de base à 500 € avec une première tranche d’imposition relativement faible (15 %) sur les tous premiers euros gagnés à ceux d’un revenu de base à 800 € avec un impôt au taux de 40 % dès les premiers euros gagnés. 3 cas type sont proposés : celui d’une personne sans revenu, d’une personne au SMIC à mi-temps et d’une personne au SMIC à plein temps. Précisons que cette comparaison ne tient pas compte des aides au logement, qui seraient ici maintenues et s’ajouteraient au revenu de base si celui-ci est fixé à 500 €.

500 € VS 800 €

On voit que le revenu de base à 800 € est beaucoup plus avantageux que celui à 500 € pour la personne sans revenu, mais qu’il n’est pas beaucoup plus avantageux pour la personne qui travaille à temps partiel et ne l’est pas du tout pour la personne au SMIC à temps plein. Le revenu de base à 500 € ici proposé encourage donc tout autant que le revenu de base à 800 € à travailler à temps partiel, mais il encourage bien plus la personne sans emploi à chercher un emploi, même à temps partiel. Il favorise donc beaucoup plus la répartition entre tous du travail rémunéré hebdomadaire. Bien évidemment, il n’y a pas que le gain monétaire qui incite à l’emploi, mais on aurait tort de dire qu’il ne compte pas.

Favoriser la réduction du temps de travail au cours de la vie

Si le revenu de base favorise la réduction du temps de travail rémunéré à l’échelle hebdomadaire, il n’est pas forcément le meilleur outil pour favoriser sa réduction à l’échelle de la vie. Pour une personne avec un salaire médian de 2000 € par mois, il n’est pas simple de décider de vivre une année au revenu de base (à 500 € comme à 800 €).

Pour faciliter la possibilité de prendre une année en-dehors du salariat pour financer une activité ne procurant aucun revenu, Jean Boissonnat, Alain Supiot ou Bernard Gazier proposent la mise en place de « droits de tirage sociaux », idée reprise dans le scénario 2 du récent rapport de France Stratégie sur le Compte Personnel d’Activité. Il s’agit d’avoir la possibilité d’utiliser les droits ouverts par les cotisations chômage ou formation pour financer une ou deux années hors de l’emploi. La personne qui activerait ces « droits de tirages sociaux » toucherait un revenu beaucoup plus proche de son ancien salaire, comme pour les allocations chômage, et donc certainement supérieur au revenu de base, même élevé.

L’avantage de ces droits de tirages sociaux, c’est aussi qu’il favorise le « turn-over »”, la rotation des travailleurs dans le même emploi, et donc un meilleur partage du travail rémunéré. La personne ayant cotisé peut activer ses droits de tirages sociaux pour financer un projet non-marchand, libérant alors un poste de travail pour une personne en recherche d’emploi.

Ainsi donc, si l’on veut encourager la réduction volontaire du temps de travail rémunéré dans une perspective d’une réduction globale de son volume, il semble pertinent de s’appuyer sur ces deux piliers : un revenu de base, même d’un montant modeste, et la mise en oeuvre des « droits de tirages sociaux ».

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