Les amendements sur le revenu de base défendus par Frédéric Lefebvre et Delphine Batho dans le cadre de l’examen de la loi sur la République Numérique ont été discutés hier à l’Assemblée nationale aux environs de 23 heures. Après avis négatif du rapporteur de la Commission des Lois et de la Ministre qui ont renvoyé tous deux les intervenants vers la commission Sirugue, les amendements ont été rejetés, de peu, par les députés.

Dans les minutes qui ont suivi le vote, Delphine Batho a déclaré au MFRB : « Même si l’amendement n’a pas été adopté, le vote a été bien plus serré que je ne l’imaginais au point de départ en le proposant. Il a fallu que la Présidente de séance compte les voix en détail. C’est la preuve que l’idée du revenu de base progresse. C’est la première fois qu’elle reçoit un soutien aussi large à l’Assemblée nationale. De plus en plus de députés de tous les groupes sont d’accord avec la nécessité d’engager un travail sérieux sur la façon de concrétiser cette proposition, comme le propose le Conseil National du Numérique. Ce débat qui a eu lieu à l’occasion du projet de loi numérique est un encouragement pour continuer à promouvoir le revenu de base. Surtout dans la perspective du projet de loi sur le travail et l’économie du numérique qu’annonce le gouvernement. »

Vous pouvez retrouver l’ensemble des débats sur ces amendements en vidéo ci-dessous ainsi que le compte-rendu écrit des débats plus bas.

Compte-rendu écrit des débats

L’original est consultable sur le site de l’Assemblée nationale.

Mme la présidente. Je suis saisie de deux amendements identiques, nos 511 et 552.

La parole est à M. Frédéric Lefebvre, pour soutenir l’amendement n511.

M. Frédéric Lefebvre. Il s’agit à nouveau d’une demande de rapport, mais j’invite le Gouvernement à la transformer en demande de constitution d’un groupe de travail sur la création d’un revenu de base à l’heure de la révolution numérique.

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer le sujet dans l’hémicycle. Delphine Batho y reviendra dans un instant. Je suis très heureux qu’il fasse débat dans la société française, car il est essentiel, si l’on veut bâtir une République numérique.

Bâtir une République numérique, c’est d’abord s’intéresser aux acteurs, aux citoyens, notamment voir le chemin que l’évolution du progrès désigne à la société française.

Selon un rapport du MIT, qui se trouve dans ma circonscription, 50 % des emplois devraient, à l’avenir, être automatisables. Selon une autre étude, rédigée en France, 3 millions d’emplois devraient être détruits à l’horizon de 2025.

Que se passera-t-il si nous n’essayons pas d’imaginer un nouveau modèle ? Le système qu’ont bâti tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 40 ans a montré sa faiblesse.

Depuis 1974, quand le budget était à l’équilibre et que la France comptait 400 000 chômeurs, la dette a explosé, passant de 20 % à 100 % du PIB. Le nombre de chômeurs a été multiplié par quinze. Celui des pauvres ne cesse d’augmenter. Notre pays compte désormais 10 % de pauvres et 12 % de chômeurs, et il bat le triste record du taux de prélèvements obligatoires, qui atteint 45 %, contre 35 % en 1974.

Tandis que nous dépensons de plus en plus d’argent public pour nous protéger contre la pauvreté et le chômage, les impôts augmentent, en même temps que la dette. Pour les gérer, il faut une administration de plus en plus lourde. La nôtre produit un résultat de moins en moins efficace.

Il est temps de nous mettre autour de la table pour imaginer un nouveau modèle, et de prendre un tournant que nous n’avons pas anticipé dans les années 1970 et 1980.

L’idée d’un revenu de base a été défendue par des personnalités aussi différentes que Milton Friedman, grand libéral et conseiller de Ronald Reagan, Lionel Stoléru ou Michel Foucault.

L’amendement tend à demander au Gouvernement un rapport sur le sujet, mais, je le répète pour faire plaisir au président de la commission des lois, je souhaite surtout que nous puissions mettre en place un groupe de travail constitué de parlementaires de la majorité comme de l’opposition, et de représentants du Gouvernement. Celui-ci est le seul à détenir des informations budgétaires sur les transferts sociaux et le coût de gestion des dispositifs.

Nous devons nous emparer d’un sujet sur lequel la Finlande est en train d’avancer et sur lequel, dans quelques semaines, les Suisses se prononceront par référendum. D’autres pays ont compris que nous devions préparer la République numérique que vous appelez de vos vœux.

L’amendement est essentiel pour compléter la stratégie d’une République numérique. Structurer les administrations et les rapports entre les citoyens et les administrations ne suffit pas. Il faut d’abord s’attaquer à l’évolution structurelle de l’emploi dans notre pays.

Nous devons regarder la vérité en face. Il s’agit, non de nous abriter derrière des rapports de plus en plus nombreux, mais de nous mettre tous ensemble au travail pour parvenir à dessiner un nouveau modèle social pour notre pays.

Mme la présidente. La parole est à Mme Delphine Batho, pour soutenir l’amendement n552.

Mme Delphine Batho. Mon amendement est l’amendement d’origine. Je l’avais déposé en commission des lois, et je me réjouis que des collègues d’autres groupes l’aient repris au mot près. C’est le cas de Frédéric Lefebvre, qui en avait déposé un sur le même sujet, dans une rédaction très différente…

M. Frédéric Lefebvre. …qui avait reçu un avis défavorable du Gouvernement !

Mme Delphine Batho. …sur le projet de loi de finances.

J’ai dit tout à l’heure, dans la discussion générale, qu’il fallait adopter une conception offensive de la révolution numérique, et anticiper certains bouleversements. Nous devons avoir conscience que notre modèle social créé en 1945, autour duquel s’étaient noués un compromis historique et une majorité d’idées allant bien au-delà des frontières des différentes familles politiques, était fondé sur un état du capitalisme. Les choses sont en train de changer à toute vitesse.

La question du revenu de base est liée à plusieurs dimensions, dont celle de la révolution numérique. L’idée d’un revenu universel et inconditionnel, extrêmement simple, est très complexe à mettre en œuvre.

C’est ce qui justifie ma demande de rapport, qui rebondit sur la proposition du Conseil national du numérique. Dans la perspective du projet de loi sur les nouvelles opportunités économiques d’Emmanuel Macron et de Myriam El Khomri, le Conseil demande que cette question, qui fait son chemin dans la société, soit sérieusement mise à l’étude, en termes de scénario macroéconomique, de financement et de leçons à tirer des différentes expériences locales ou internationales.

J’attends de notre débat qu’une décision soit prise, qui nous permettra d’enclencher sur cette question un travail démocratique de nature à nous rassembler très largement.

M. Frédéric Lefebvre. Très bien !

Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?

M. Luc Belotrapporteur. Je rejoins M. Lefebvre et Mme Batho, qui ont rappelé les enjeux et les réalités que recouvre le sujet. Nous connaissons tous des citoyens que celui-ci concerne directement.

Cependant, la porte d’entrée de l’ubérisation n’est peut-être pas la plus légitime. Le revenu de base est un sujet très général, qui dépasse largement le cadre de la République numérique.

Sans rouvrir la discussion sur l’opportunité des rapports, je rappelle que notre collègue Christophe Sirugue travaille depuis longtemps sur l’efficacité et la lisibilité de certaines notions, notamment celle des minima sociaux. Il a étendu sa réflexion au revenu de base.

Nous pourrions nous saisir avec lui de ce sujet d’importance, qui peut nous intéresser tous. Je ne doute pas que ses travaux ne constituent un outil efficace, déjà à l’œuvre, et que nous ne trouverions en lui un rapporteur dont chacun connaît la qualité.

Je propose à M. Lefebvre et à Mme Batho de retirer leur amendement et de prendre contact rapidement avec M. Sirugue.

Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Axelle Lemairesecrétaire d’État. Même avis. Je renvoie les auteurs de l’amendement aux travaux de M. Sirugue. Leur diagnostic sur les mutations du travail et de l’emploi, du fait de l’avènement du numérique, est très juste : celui-ci impose une plus grande mobilité, une formation continue tout au long de la vie professionnelle, une obligation de rebondir plus rapidement et de traverser des phases pendant lesquelles on doit être couvert socialement.

On retrouve le débat qu’ont eu les économistes pendant les années 1970 autour de l’allocation universelle. L’idée, très séduisante, peut réunir tous les groupes politiques – tant qu’on n’entre pas trop dans les détails.

M. Philippe Gosselin. Le diable est dans les détails !

Mme Axelle Lemairesecrétaire d’État. En réalité, si l’on part du principe que l’on instaure une sorte de « matelas » unique, cela peut conduire à supprimer des aides telles que les bourses pour les étudiants, les allocations familiales, l’aide au logement, ou encore la prime d’activité. Mais, à l’inverse, on peut aussi considérer qu’une allocation de ce type devrait s’ajouter aux autres dispositifs sociaux. Le débat est infini. Vous avez raison de poser la question, et de la poser aujourd’hui. De fait, ce sujet s’inscrit tout à fait dans le sens de l’histoire. L’Alaska a mis en place ce système il y a longtemps. C’est aujourd’hui le cas de l’Islande et de la ville d’Utrecht.

M. Frédéric Lefebvre. Le Canada l’a fait aussi !

Mme Axelle Lemairesecrétaire d’État. Les expérimentations locales déjà à l’œuvre en France sont dignes d’intérêt. La Plaine Commune et la région Aquitaine, par exemple, sont particulièrement en pointe sur ce sujet. J’encourage les députés à poursuivre ce travail au sein du groupe de réflexion animé par M. Sirugue, mais je ne crois pas qu’il faille demander au Gouvernement de nouveaux rapports, au-delà de ce qui est actuellement effectué au sein du cabinet de la ministre du travail et de celui du ministre de l’économie.

Mme la présidente. La parole est à Mme Delphine Batho.

Mme Delphine Batho. La question du revenu de base est importante dans le contexte actuel, où l’on interroge le sentiment d’appartenance des citoyens à la République. Cela étant, je ne conçois pas le revenu de base comme une réforme du RSA.

M. Frédéric Lefebvre. Non, bien sûr !

Mme Delphine Batho. Je remercie le rapporteur et la secrétaire d’État de leurs propos sur le fond du sujet, mais les modalités qu’ils proposent ne me paraissent pas satisfaisantes. En effet, nous attendons un travail collectif, pas seulement un groupe de travail conduit par un député. Ma conception du revenu de base consiste à refuser que cela tourne à un débat sur la réorganisation des minima sociaux et à une espèce d’assistanat pour tous…

M. Frédéric Lefebvre et M. Philippe Gosselin. Là résiderait l’erreur !

Mme Delphine Batho. …car telle n’est pas du tout la logique à suivre. Le Conseil national du numérique ne demandait pas un rapport parlementaire, mais proposait une méthodologie sur la conduite de cette réflexion, en faisant référence à une série d’éléments dont le Parlement ne dispose pas directement mais qui sont en possession des services : je pense notamment aux études macroéconomiques. C’est pourquoi, à ce stade, si la réponse demeure celle-là, même si j’ai bien compris qu’il ne sera pas adopté, je maintiendrai mon amendement.

Mme la présidente. La parole est à M. Frédéric Lefebvre.

M. Frédéric Lefebvre. Je suis prêt à retirer mon amendement à condition d’obtenir un engagement ferme sur un point précis. Ce que vient de dire Delphine Batho est tout à fait juste. Il faut éviter que les discussions actuelles ne mènent à un énième débat sur les minima sociaux. Un des grands problèmes liés à la naissance du RMI et à sa transformation en RSA réside dans le fait que l’on s’est contenté à chaque fois de modifier le système des minima sociaux. Or, comme je l’ai indiqué tout à l’heure, le résultat a simplement été que, malgré l’emploi d’une quantité toujours plus importante d’argent public, l’efficacité de ces dispositifs s’est révélée de plus en plus limitée.

Aujourd’hui, le Conseil national du numérique nous invite à instituer un revenu de base. Comme Mme Batho l’a dit de manière très juste tout à l’heure, et comme je l’ai dit dans cet hémicycle au mois de novembre, dans le cadre de la discussion budgétaire, si l’on veut avancer dans cette voie et lever un certain nombre d’obstacles – comme vous le suggériez très justement, le diable est dans les détails –, le Gouvernement doit accepter de travailler avec le Parlement.

De fait, le Parlement ne peut pas, n’a pas les moyens d’évaluer une telle réforme. Dans le cadre d’un travail associant le Gouvernement à des membres du Parlement siégeant sur l’ensemble des bancs, il conviendra de prêter attention aux recommandations du Conseil national du numérique et de s’interroger sur les raisons de l’inefficacité de nos dispositifs de lutte contre la pauvreté et le chômage. Si telle est la position du Gouvernement, si vous me dites que vous acceptez de créer un groupe de travail associant des parlementaires de tous horizons, je retirerai évidemment mon amendement. En effet, comme Delphine Batho, mon objectif n’est pas d’avoir un énième rapport : je souhaite simplement que l’on puisse se mettre au travail.

(Les amendements identiques nos 511 et 552 ne sont pas adoptés.)


Photo : Delphine Batho défendant son amendement sur les bancs de l’A.N. hier soir – Assemblée nationale – DR.