Par François Denuit, membre du Réseau belge pour un revenu de base et doctorant en sciences politiques à l’Université de Warwick et à l’Université libre de Bruxelles.

Le gouvernement belge fait la chasse aux chômeurs, renforce l’exclusion des jeunes des allocations d’insertion et brandit fièrement l’injustice fiscale d’un prétendu « tax shift », faisant une fois de plus payer le prix fort aux ménages. L’Europe semble prisonnière de sa politique d’austérité, éloignant toujours un peu plus ses citoyens du projet européen de solidarité. Le monde vit une ère de mutation exceptionnelle : globalisation des échanges, changement climatique, révolutions technologiques, développement de l’économie sociale et solidaire… Nous vivons une époque de défis, de crises et de nouvelles opportunités.

C’est dans ce cadre que l’on voit aujourd’hui le regain de cette idée révolutionnaire qu’est le revenu de base (ou allocation universelle) : un revenu versé chaque mois, à tous les membres d’une communauté, à titre individuel, sans condition ni contrepartie.

Mais si l’idée séduit par sa simplicité, toutes les propositions dont elle fait l’objet ne se valent pas. À l’occasion de la Semaine internationale du revenu de base (du 14 au 21 septembre), il s’agit de rappeler que seul un revenu de base véritablement émancipateur peut être porteur de progrès social.

Un flou idéologique au cœur du débat

Les défenseurs de l’idée dépassent les clivages politiques traditionnels et viennent d’horizons très divers : milieux politiques de gauche et de droite libérale, partis Verts, milieux féministes, monde académique, mais aussi des mouvements citoyens qui militent ardemment aux quatre coins de l’Europe et même au-delà. Derrière ce flou idéologique se cachent pourtant des intentions bien différentes.

La position « libérale » voudrait radicalement simplifier un État-providence décrit comme obsolète, coûteux et inefficace, ramenant ainsi la protection sociale à la seule lutte contre la pauvreté. D’un montant faible, le revenu de base serait financé par réaffectation des allocations existantes.

La perspective la plus ambitieuse et fondamentalement « sociale » défend le droit à un revenu de subsistance élevé, suffisant pour vivre dignement, financé par un impôt plus progressif, comme la réalisation ultime de l’État social.

À l’échelon intermédiaire, un revenu de base partiel (c’est-à-dire insuffisant pour assurer à lui seul les besoins vitaux) peut être combiné avec le système de protection sociale existant. Un système mixte qui assurerait un socle de base inconditionnel, complété par les allocations existantes (à hauteur de la différence) pour ceux qui y ont droit.

Refonder l’État social et l’avenir de l’Union européenne

Si cette « auberge espagnole idéologique » est devenue la force motrice d’un débat qui fait tache d’huile, elle est aussi source de confusion. Or, le revenu de base ne doit pas être le « cheval de Troie social » redouté par beaucoup. Il n’est pas synonyme de dérégulation du marché du travail et d’institutionnalisation du travail précaire. Il ne doit pas non plus être une menace pour nos services publics, considérés par certains comme un sacrifice nécessaire pour son financement.

Un revenu de base substantiel contribue à réduire la pauvreté, les inégalités et le chômage, et peut constituer un remède face à l’automatisation des emplois, au stress au travail et à la stigmatisation associée aux allocations sociales. Il peut être un vecteur d’émancipation des femmes, un pouvoir de négociation pour les travailleurs et un outil permettant aux citoyens, une fois affranchis des considérations matérielles de base, de participer à la vie sociale et politique qui les entoure.

Soyons clair : à lui seul, le revenu de base n’est pas la panacée. L’État-providence ne peut devenir État-émancipateur que si l’allocation universelle renforce, plutôt que ne détruit, le caractère universel des services publics. Mais son caractère triplement inconditionnel (individuel, universel et sans exigence de contrepartie) est l’ADN d’une révolution dans la conception de l’État social.

Loin de se cantonner à l’échelon national, le revenu de base est aussi prometteur pour l’avenir de l’Union européenne. Distribué à tous les résidents légaux de l’UE, il donnerait une substance à la citoyenneté européenne, où chacun recevrait les bénéfices aujourd’hui inégalement répartis d’une intégration économique. Dans la zone euro, une redistribution transnationale sous la forme d’un « euro-dividende » permettrait de stabiliser une crise qui fait pression sur les modèles sociaux européens. Légitimité, solidarité, efficacité, voici ce dont il est question !

Réorientons le débat

Face à la chimère du plein-emploi et à l’échec de l’austérité, l’allocation universelle pose les bonnes questions : individualisation de l’impôt, réduction choisie du temps de travail, suppression de l’appareil improductif et stigmatisant du contrôle des chômeurs, trappe à l’emploi, revalorisation d’une série d’activités économiques ou sociales, harmonisation sociale européenne…

Le débat stérile entre la défense élogieuse du salariat d’une part et la stigmatisation généralisée de l’assistanat d’autre part, doit s’ouvrir aux questions de financement au-delà de la sécurité sociale, en vue d’établir un socle de base inconditionnel émancipateur, à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières nationales.

Le revenu de base n’est pas un substitut à l’action collective ni un frein à l’emploi. Au contraire, il est porteur d’un nouveau souffle où le travailleur devient citoyen. Le revenu de base cherche à articuler harmonieusement liberté individuelle, solidarité collective et efficacité dans la lutte contre la pauvreté. « Quelqu’un peut-il sortir de sa maison si ce n’est par la porte ? » interrogeait Confucius. Et si l’utopie, devenue évidence, était à portée de main ?


Crédit photo : CC Craig Stanfill