Au-delà de la défense des travailleurs, les syndicats doivent élargir leur vision et défendre les droits sociaux des non-salariés. Et donc se pencher sérieusement sur la question du revenu de base.

Quelque chose doit vraiment changer chez les syndicats : l’étroitesse d’esprit avec laquelle ceux-ci délaissent tout autre combat que celui de la défense des droits des travailleurs.

Pourquoi je dis ça ? Parce que j’ai participé pendant 3 jours au forum social européen Firenze 10+10, auquel étaient présents de nombreux syndicats de travailleurs européens. Et qu’une chose incroyable à mes yeux s’y est passée. Pendant un atelier de quatre heures sur le thème des droits du travail et des droits sociaux, pas un seul de la dizaine de syndicalistes formant le panel n’a jamais prononcé le mot “chômeur” ou “chômage”.

J’en reste abasourdi : Comment peut-on éluder ce sujet alors même qu’il est la cause et l’effet d’une grande partie des inégalités ?

Mais non, les panelistes ont jugé plus important de détailler en long et en large les difficultés de leurs activités dans un contexte où les gouvernements font passer de plus en plus de lois pour “criminaliser” l’activité syndicale, et les multiples atteintes aux droits du travail.

Bien sûr, ces sujets sont importants à prendre en compte lorsqu’il s’agit de critiquer les syndicats car il est évident que, par les temps qui courent, ce genre d’activités devient de plus ne plus difficile. Mais tout de même, en éludant la question des droits sociaux en général (pas seulement ceux des travailleurs salariés) les syndicats n’ont qu’une vision partielle de l’enjeu systémique de la lutte pour les droits sociaux dans la situation actuelle.

Les syndicats ne peuvent pas se permettre d’éluder la question du chômage

Car, ne l’oublions pas : la cause majeure de la précarisation des travailleurs est la hausse structurelle du chômage. C’est en effet une simple question de pouvoir de négociation : plus il y a de chômeurs, plus les salariés sont en situation de faiblesse, et sont à la merci des menaces des employeurs qui peuvent aisément brandir le spectre d’une foule de chômeurs qui seraient heureux de faire le boulot à leur place. La fameuse “armée de réserve du capitalisme”, dirait Marx…

Mais il n’y a pas besoin d’être communiste pour comprendre cela : les membres du précariat feraient à peu près n’importe quoi pour trouver un travail. Et en faisant cela, ils se battent en réalité contre les travailleurs puisqu’il y a une pénurie de postes de travail. À l’inverse, les salariés et les syndicalistes, en se battant pour renforcer leurs droits et en luttant contre la flexibilisation du marché du travail, sont en fait en train de renforcer les barrières à l’entrée du marché du travail… Au détriment donc de leurs camarades, les chômeurs et les précaires.

Pour faire court, il faut donc se poser la question suivante : Comment les syndicats peuvent-ils résoudre le problème de la précarisation croissante des travailleurs sans s’attaquer à celui du chômage de masse ?

Ce qui a totalement été oublié à Firenze 10+10, c’est que ces deux combats ne peuvent être menés séparément. Il s’agit d’une seule et même guerre, même si les fronts sont (peut-être) différents. Les syndicats doivent donc comprendre que le chômage est aussi leur problème, pas seulement celui des “travailleurs non occupés”, comme ils appellent parfois ceux qui sont exclus du marché du travail.

Les syndicats doivent donc travailler davantage à défendre les droits sociaux, non pas seulement pour protéger de l’exclusion, mais surtout pour améliorer la situation des non-salariés afin de renverser les rapports de force.

Évidemment, une solution facile pour y arriver serait le revenu de base inconditionnel : une allocation versée à tous, quelle que soit sa situation professionnelle, ou financière. L’argument majeur du revenu de base est que si ce revenu est “suffisant pour ne pas travailler”, alors il deviendra beaucoup plus compliqué pour les employeurs de forcer leurs subordonnés à accepter des conditions de travail inacceptables pour des salaires de misère. La facilité avec laquelle les salariés pourront dire “non”, quitte à partir de l’entreprise et vivre seulement avec le revenu de base, changera la donne.

Du côté des exclus du marché du travail, le revenu de base permettrait d’alléger la lourdeur bureaucratique, diminuerait la stigmatisation, et permettrait aux précaires d’avoir enfin un sentiment de sécurité suffisant pour pouvoir se projeter, effectuer des formations, trouver une activité rémunératrice à temps partiel, ou tout simplement se consacrer à toute activité socialement utile – même non payée – dont la société ne manque pas.

Repenser le travail et l’emploi

Quant aux syndicats, se pencher sur la question d’un tel revenu de base, déconnecté du salaire, serait une bonne bouffée d’air. Cela aiderait ces organisations à penser le travail au-delà de l’emploi, et ainsi à réfléchir plus sereinement quand il s’agit de sauver des emplois. Car évidemment, de nombreux types d’emplois sont amenés à disparaître avec les gains de productivité actuels et l’avènement d’une nouvelle ère post-industrielle. Défendre bec et ongle les emplois d’hier ne peut pas constituer une stratégie de demain.

Avec la perspective du revenu de base, la fermeture des vieilles industries cesse d’être un problème. Au contraire, la fin du plein emploi va permettre de libérer des énergies humaines de tâches répétitives voire dangereuses, en plus d’être mal payées, pour se consacrer enfin à des activités socialement plus utiles et bénéfiques au bien commun. Les tâches néanmoins utiles seront laissées au soins des robots, pour le bonheur de tous.

En somme, l’avantage remarquable de cette proposition est qu’à la différence de l’approche traditionnelle des syndicats, le revenu de base est une revendication qui permet de défendre les droits des salariés autant que ceux du reste de la société : les chômeurs, les étudiants, retraités, et tous les autres qui ne rentrent pas dans les bonnes cases et représentent pourtant la majorité de la société (les salariés ne représentant qu’environ 30% de la population).

Bien sûr, pour en arriver là, les syndicats n’ont pas d’autre choix que d’élargir leur vision de la société, et de considérer le reste du monde comme faisant partie de leur combat. Mais ce n’est pas impossible : le syndicat suisse SYNA, par exemple, a déjà fait cette démarche et soutient aujourd’hui l’initiative suisse pour le revenu de base. À quand d’autres signes d’ouverture ?


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